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chaque année. Lorsque tous ces jolis enfans s’ébattaient autour de lui, il devenait soucieux, comme le bûcheron dans le conte du Petit Poucet, et calculait qu’il élèverait plus aisément sa nichée lorsqu’il serait débarrassé de la pauvre Agathe. La baronne était une digne femme, mais les embarras d’une existence si gênée la rendaient égoïste, et la forçaient à des combinaisons qui, chez une nature moins bonne, eussent dégénéré aussi en sordides calculs. Mlle de Colobrières sentait bien tout cela, et c’était cette humiliante et douloureuse certitude qui lui faisait envisager sans effroi la colère, l’indignation des siens à la nouvelle inouie de son mariage. Elle balançait encore pourtant : comme il arrive souvent dans les circonstances les plus importantes de la vie, ce fut un incident puéril qui la décida. Tandis qu’elle était livrée à ces angoisses, et qu’elle observait avec effroi, à travers les volets, le crépuscule qui déjà se répandait à l’horizon, l’enfant, couchée sur le lit, s’agita et soupira, poursuivie par quelque mauvais rêve. Agathe vint auprès d’elle, la releva doucement sur l’oreiller, et baisa ses joues fraîches en les baignant de larmes. Ce mouvement éveilla la petite fille, qui lui passa instinctivement les bras au cou en murmurant : — Ma tante, montrez-moi donc tout ce que le marchand vous a vendu ce soir.

— Je n’ai rien acheté, répondit Agathe ; allons ! dors ! Veux-tu que je te ramène dans l’autre chambre avec tes frères ?

— Non ; je veux rester ici, dit l’enfant en regardant autour d’elle ; ma mère m’a promis que cette chambre serait la mienne, parce que je suis l’ainée.

— Ah ! fit Mlle de Colobrières, et elle t’a dit que tu l’aurais bientôt ?

— Tout de suite, dès que vous serez au couvent, répondit-elle avec le naïf égoïsme que les enfans apportent dans toutes leurs petites combinaisons.

— Au couvent !.. je n’irai pas !.. et je te laisse ma chambre, Euphémie !.. dit Mlle de Colobrières en se relevant vivement.

L’enfant était retombée sur l’oreiller ; une minute après, elle s’était rendormie. Agathe prit dans le tiroir qui renfermait tout ce qu’elle possédait — sa petite croix émaillée, son livre de prières ; puis elle ouvrit doucement sa chambre, traversa le château d’un pas ferme et rapide, et descendit dans la cour. Depuis que le jour avait commencé à poindre, Pierre Maragnon attendait, les yeux tournés vers la grande porte. Sans doute, il avait craint et tremblé dans son ame qu’elle ne se rouvrît pas ; car ses traits altérés, la pâleur de son visage, décelaient une nuit d’inquiétude et d’anxiété. À l’aspect de Mlle de Colobrières,