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n’osait pas lever la tête ; enfin le quakerisme, secte dissidente, tolérée par les lois, estimée pour sa probité, ne se mêlait pas à des intérêt actifs, entachés de cupidité, de bassesse, de cruauté, comme il arrive après les révolutions. Il ne répudia aucun des caractères de son berceau, et n’ayant pour point de départ que des négations, pour perspective que des obstacles, il en fit ses moyens de gloire et ses leviers de succès.

Mis en pension par son père chez Abraham Shackleton, excellent quaker, Edmond y reçut une éducation religieuse et mystique, dont l’impression ne s’effaça plus. Au moment où il quitta Ballytore et l’école d’Abraham, pour faire à Dublin ses études classiques, Edmond Burke, tout imprégné de sentimens austères et tendres, ne savait pas même l’anglais. Destiné à être l’un des plus brillans écrivains de son pays, il entasse alors dans ce qu’il écrit les barbarismes et les idiotismes irlandais ; on lit dans ses lettres des choses incroyables en fait d’ignorance : like you it pour do you like it et, ce qui est pis, I will (pour I shall) find it very difficult to be commonly virtuous, tournure condamnée par les grammairiens anglais comme j’avions et j’étions par les nôtres. Les premières lettres que Burke, à seize et à dix-huit ans, adresse à son condisciple le petit quaker Édouard Shackleton, qui en a dix-huit et vingt, sont des modèles de cacographie ; elles offrent néanmoins le vif attrait d’une amitié pure et austère entre deux jeunes hommes qui, se destinant à des professions différentes, contemplent avec un sérieux poétique le monde et l’avenir ouverts devant eux.

L’un et l’autre sont livrés à cette noble hallucination de l’idéal et de la vertu, la plus belle passion des jeunes années. Si le sublime rêve n’a point de place dans la jeunesse de Pitt et de Robert Walpole, de Richelieu et de César, outils de gouvernement et de pouvoir, instrumens de fer et d’acier, trempés pour conduire, mutiler et réduire l’humanité, il jette une douce lumière sur les premières années des moralistes, et des poètes. Cicéron, Pascal, Cervantes, pour choisir nos exemples, dans les nations les plus diverses et les temps les plus dissemblables, ont brûlé de cette flamme périlleuse, et Napoléon, dans sa jeunesse, l’a subie et partagée ; c’est le côté poétique de ce grand homme, c’est peut-être aussi par là que s’est perdue dans l’enivrement de l’espoir cette grandeur excessive.

Souvenons-nous donc qu’il y a deux races d’hommes supérieurs et même de philosophes. Ceux-ci croient à l’idéal, ceux-là n’admettent que le visible. Les idéalistes méprisent les hommes positifs ; en revanche,