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la situation que les évènemens leur ont faite, leur mission, c’est de gouverner ; gouverner est pour eux plus qu’un devoir, c’est une nécessité, une condition d’existence ; mais, pour eux aussi, gouverner, c’est lutter, c’est lutter par la ruse et les sourdes violences. Il est des vérités qu’il n’est permis de méconnaître pour le besoin d’aucune cause, et l’impuissance des sang-mêlés à sortir par eux-mêmes de la situation que les évènemens leur ont faite une de celles-là. Écartons donc des griefs qui ne peuvent abuser que les esprits prévenus. Il y a entre les deux races bien assez de causes d’irritation pour qu’on n’attribue pas aux hommes des torts qui ne sont pas les leurs.

Nous venons de dire que les sang-mêlés ne pouvaient porter par eux-mêmes le poids des embarras qui les accablent : c’est amener, nous le croyons, la question sur le seul terrain où elle puisse se débattre utilement ; c’est rappeler en même temps le seul reproche légitime qu’on puisse élever contre les chefs mulâtres. Il n’est qu’un moyen en effet, pour les hommes de cette race, d’échapper au rôle de Sisyphe politique qu’ils semblent condamnés à remplir. Ce moyen, qu’ils ont souvent discuté sans avoir su en apprécier la portée, ce moyen que la constitution morte-née de 1844 a brutalement repoussé, c’est d’appeler les Européens dans la société haïtienne. Hors du contact des blancs, rien ne grandit, rien ne se développe, et la loi qui les proscrit d’un pays décrète la barbarie. Les sang-mêlés le savent, malheureusement la vanité les aveugle. Nous lisons dans un journal du pays : « La naturalisation d’hommes blancs pourrait, en augmentant nos conditions de prospérité, rendre Haïti plus puissante et plus riche ; mais cette terre, sur laquelle la population actuelle s’asseoit en souveraine, ne nous porterait plus que comme les fils déshérités des fondateurs de notre nationalité. Là où nous sommes les premiers, nous tomberions au second rang. » Le second rang, c’est là ce qui effraie le plus les hommes de la race métisse. Pourtant l’intérêt de leur conservation, l’intérêt même de la nationalité qu’ils prétendent fonder, leur commandent de sacrifier ces puériles préoccupations. Ce qui manque aux mulâtres, nous l’avons dit, c’est la force numérique et la force morale. Il faut qu’ils demandent l’une et l’autre à ceux dont ils se rapprochent le plus par la couleur, à ceux dont ils descendent. En un mot, ils doivent à la fois se compléter et se retremper à leur origine. Sans cela, le défaut d’équilibre entre les deux élémens de la population perpétuera la discorde et l’anarchie sur la terre haïtienne. Qui sait ? un jour la classe la plus nombreuse de la population se lassera de partager le pouvoir avec une minorité, et les hommes qui seuls représentent la civilisation dans cette île ne formeront plus, aux yeux des noirs, qu’une faction[1] bonne à détruire. Puisque les mulâtres d’Haïti prétendent au titre d’hommes intelligens, il faut admettre qu’ils sont assez au courant des idées dans les sociétés européennes pour ne plus croire au rôle fatalement dominateur et oppressif des hommes de la race blanche. Ils doivent comprendre

  1. La faction des jaunes ; cette expression a malheureusement déjà cours.