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mon ame, cette esclave méritait le plus affreux châtiment que la justice éternelle réserve aux ingrats. Puisqu’elle a reçu ce châtiment sur la terre, sa faute lui sera sans doute remise dans le ciel. N’en parlons plus. Reposons-nous ici quelques jours, et puis nous retournerons à nos occupations respectives, vous aux affaires, moi près du berceau de mon enfant.

Rassuré dès-lors sur sa propre vie et soulagé d’un poids immense, l’aventurier, sans remords et presque sans regrets pour le malheur qui ne l’atteignait pas, ne songea plus qu’aux intérêts de son ambition, c’est-à-dire aux moyens de regagner, s’il était possible, son ancienne influence sur l’esprit de sa maîtresse. Il commença donc par s’asseoir auprès d’elle à la place qu’elle lui avait marquée. Ce ne fut pas, il est vrai, sans une secrète répugnance et un frisson mortel. Il se disait qu’il fallait se soumettre à une gêne momentanée. D’ailleurs, la begom sans doute aurait hâte de s’éloigner d’un lieu attristé par de tels souvenirs. Cependant la journée se passa sans qu’elle témoignât l’intention de retourner dans sa capitale, ou même de quitter le tapis qui couvrait la place où s’était joué le dernier acte de ce drame lugubre. Elle s’y fit encore apporter la collation du soir et des coussins pour y reposer la nuit. C’était une sentinelle qui ne voulait point quitter son poste, de peur que la fosse ne s’ouvrît pour laisser échapper sa captive. Dyce était comme fasciné : il n’osait perdre de vue sa redoutable maîtresse ; il étudiait tous ses gestes, interrogeait ses moindres regards. Sa voix le faisait tressaillir, mais il craignait encore plus son silence. Il s’épuisait donc en efforts pour la distraire, l’entretenant sans cesse d’arrangemens domestiques, de nouvelles politiques, d’affaires surtout, d’affaires pressantes qui demandaient une solution immédiate, et, bien qu’elle daignât rarement lui répondre, il l’obsédait de ses questions.

Cependant la nuit vint ; la begom fit remplir pour la dixième fois peut-être son houka, puis elle renvoya ses femmes, et, s’enveloppant d’un nuage de fumée, indiqua qu’elle ne voulait pas être interrompue dans sa méditation ou dans sa prière. Elle produisait sur Dyce l’effet de la statue du commandeur au festin de don Juan. L’obscurité était profonde, d’épais nuages couvraient la lune, et le vent gémissait parmi les arbres. L’Européen, qui avait autrefois bravé la mort sur les champs de bataille, sentait une terreur profonde le gagner ; d’épouvantables images passaient devant ses yeux, celle de Sombre d’abord, irritée et sanglante, puis celle de Shireen, qui soulevait la