Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/787

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Amérique ; comment un de ces infatigables sportmen ne va-t-il point passer une saison à Keustelli ? On y pourrait tuer chaque jour des charretées de canards, d’oies, d’outardes, de pélicans et de bécassines. Je revins au café avec ma victime, et l’on disserta gravement sur la manière de l’accommoder pour souper.

Ce marais, qui venait d’être le théâtre de mes exploits, a attiré souvent, ai-je dit, l’attention des hommes sérieux, et il serait de l’intérêt de tous que l’on étudiât activement, en ce moment même, le projet qu’il a fait naître. Trajan avait eu une grande idée en songeant à relier le Danube à la mer Noire par une coupure facile, dans un pays plat, au milieu duquel s’étend le lac Karasou, qui indique la direction du canal et en favorise l’exécution. Cette coupure, qui aurait à peine douze lieues de longueur, évite un détour de plus de quatre cents kilomètres, de dangereux rescifs, et délivrerait la navigation des bas-fonds qu’obstruent l’embouchure du Danube. Pour entrer à Soulina, la seule bouche navigable, les bâtimens sont forcés de déposer une partie de leur cargaison. Le tirant d’eau suffit à grand’peine, dans les saisons les plus favorables, à un poids de 150 tonneaux. Les embouchures du Danube appartiennent, comme on le sait, à la Russie. Aux termes des derniers traités, le cabinet de Pétersbourg s’était engagé à faire enlever les sables dont l’amoncellement continu menace d’obstruer bientôt le cours du fleuve et de maintenir navigable la bouche de Soulina. Il n’en fait rien. Depuis quelques années, on dirait que la Russie a pris à tâche de supprimer le Danube : on devine pourquoi. Son inquiète jalousie redoute une ligne commerciale qui pourrait rivaliser bientôt avec celle du Dniester, et qui aurait pour résultat bien autrement important d’enrichir les provinces danubiennes, de faire entrer la civilisation dans ces pays appauvris, et par conséquent d’activer l’insurrection imminente de l’Europe orientale. En outre, en fermant le Danube, la Russie arrive à s’approprier presque exclusivement la mer Noire, et c’est son rêve, on le sait. Il est impossible qu’on laisse se perpétuer un si déplorable état de choses. Depuis quand a-t-on le droit de confisquer l’embouchure d’un fleuve, et surtout d’un fleuve dont la navigation importe tant, non-seulement au commerce, mais à la tranquillité de l’Europe ? Le Danube n’appartient pas seulement aux provinces voisines de son embouchure, il traverse toute l’Allemagne, et vient jusqu’à nous, maintenant que, grace au roi Louis de Bavière, le Mein et le Rhin sont réunis[1]. Pour déjouer les calculs du cabinet

  1. L’inauguration du canal a eu lieu cette année, pour l’anniversaire de la naissance du roi Louis, le 25 août, ainsi qu’en fait foi le monument colossal élevé à Erlangen. Sur un immense piédestal, le Mein et le Danube (sculptures de Schwanthaler) se donnent la main et mêlent leurs eaux qui jaillissent de leurs urnes penchantes, comme dit Boileau. On lit au bas cette inscription : -Donau und Main fur Schiffahrt verbunden ! Ein Werk von Karl dem Grossen versucht, durch Ludwig I, Kœnig von Bayern, neu begonnen und vollendet. (Le Rhin et le Danube unis pour la navigation, entreprise essayée par Charlemagne, recommencée et achevée par Louis Ier, roi de Bavière.)