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— Vous avez eu déjà un grand chagrin, ma chère Anastasie ? dit Mlle Maragnon avec un intérêt mêlé d’étonnement.

La jeune fille poussa un siège près du fauteuil d’Éléonore, et, lui prenant affectueusement la main, elle répondit d’un ton sérieux et naïf : — Vous avez été élevée dans le monde, ma cousine, et moi j’ai toujours vécu comme une pauvre solitaire ; pourtant, il s’est passé autour de moi des choses qui m’ont fait réfléchir et pleurer. La vie uniforme et tranquille qu’on mène ici a été traversée par plusieurs de ces évènemens qui laissent de longs regrets dans les familles, et, toute petite, j’ai compris combien il est douloureux de quitter pour toujours des personnes qui nous sont chères. — Elle s’interrompit comme oppressée par des souvenirs qui revenaient d’autant plus vivement, qu’elle n’était pas habituée à les rappeler ; puis elle reprit d’une voix émue : — Nous étions six sœurs, ma cousine ; je n’ai pas connu l’aînée, elle était déjà aux Dames de la Miséricorde quand je suis venue au monde, mais je me rappelle bien les autres. Comme j’étais la plus jeune, elles avaient pour moi mille tendresses, elles me gâtaient à l’envi, et moi je les aimais de toute mon ame. Hélas ! je les ai vues partir l’une après l’autre pour le couvent ; et mes grands frères, comme je les appelais, s’en sont allés aussi. À chaque séparation, c’était une nouvelle douleur. Cela n’éclatait pas, l’on avait l’air de vivre ici comme de coutume : la fermeté de mon père ne se démentait pas un moment ; mais ma mère demeurait triste long-temps, et je pleurais tous les jours en voyant à table encore une place vide. Il y a cinq ans déjà que ma dernière sœur est entrée en religion : la douleur que j’éprouvai en la voyant partir s’est apaisée ; mais, lorsque j’ai cessé d’être une enfant et que j’ai commencé à réfléchir, j’ai senti dans mon cœur beaucoup d’inquiétude et d’effroi. Je n’ai aucune vocation pour la vie religieuse ; je sens qu’un couvent c’est comme une prison, et il me semblait que mes sœurs devaient être bien malheureuses. Parfois je me disais que, si la volonté de mon père était de m’enfermer avec elles, je ne m’habituerais pas à la clôture, que je regretterais toujours ma liberté. Pourtant, quand j’ai vu mes oiseaux s’accoutumer si bien à leur cage qu’ils n’en veulent plus sortir, j’ai pensé que mes sœurs aussi avaient fini par se plaire au couvent, qui est une prison tranquille et douce. Alors je me suis un peu consolée, et cette éternelle séparation m’a semblé moins pénible.

Tandis qu’Anastasie parlait ainsi, Mlle Maragnon l’avait attirée entre ses bras.

— Ma bonne cousine ! s’écria-t-elle en la retenant dans cette étreinte,