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fleurs, ces fruits rares déjà pour la saison ? Voilà une branche de citronnier couverte de boutons, et des jujubes sur la tige, et des grenades bien mûres, et des fraises des Alpes avec leur beau feuillage lustré, et du jasmin, et des œillets sauvages ! Quel est donc le jardin qui produit de si beaux bouquets ?

— C’est un petit vallon abrité par des rochers, et qu’on appelle l’Enclos du Chevrier, répondit Gaston ; toute l’année, on y trouve de la verdure et des fleurs ; au cœur de l’hiver, j’y ai parfois cueilli des boutons de rose.

— Et le maître de ce petit paradis terrestre vous permet d’y moissonner ainsi ? demanda Éléonore.

— Le maître, c’est le bon Dieu, répondit le cadet de Colobrières en souriant ; et peu de gens se soucient d’escalader ce paradis où l’on n’arrive qu’avec des peines infinies, en se laissant glisser le long des rochers à pic.

— Il n’y a pas de danger au moins ? demanda la baronne en se tournant vivement vers son fils. — Puis, par un second mouvement, elle jeta un coup d’œil sur l’habit neuf du cadet de Colobrières, et l’examina avec quelque anxiété, craignant d’y découvrir une déchirure irrémédiable ; mais elle n’aperçut pas la moindre solution de continuité, ni la plus légère altération dans la nuance de l’étoffe. — Continuez, mon fils, dit-elle avec satisfaction ; vous nous parliez des rochers à pic que vous avez franchis fort heureusement, en vérité.

— Et vous ne nous avez pas dit pourquoi cet endroit s’appelle l’Endos du Chevrier, ajouta Éléonore ; le savez-vous, mon cousin ?

— Oui, mais pas si bien que mon père, car ce n’est pas une chose de notre temps, répondit Gaston en se tournant vers le vieux gentilhomme d’un air de déférence.

— C’est bien parlé, mon fils, répondit gravement celui-ci ; je connais effectivement mieux que vous l’origine du nom que l’on a donné à cet endroit. L’histoire est des plus simples, mais elle me paraît intéressante. Il y a quelque soixante ans qu’un homme étranger au pays vint s’établir là-bas entre les rochers ; feu mon père, qui avait droit de chasse et de pacage sur toute cette chaîne qui s’étend de la tour de Belveser à Saint-Peyre, lui vendit le vallon quarante écus ; c’était un bon prix, vu que l’endroit était à peu près inaccessible et qu’il n’y avait que des pierres. L’étranger se mit au travail ; il avait la force d’un bœuf et la patience d’une fourmi. Après avoir charrié pendant deux ans de la terre sur son rocher, il y planta des arbres ; ensuite il construisit des espèces de citernes qui lui servirent à arroser