Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/835

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

son jardin. Enfin il cultiva si bien ce coin de terre, qu’il y récoltait sa subsistance. Comme il avait un petit troupeau de chèvres, on l’appelait le chevrier ; il n’attirait personne chez lui, mais ceux qui escaladaient son domaine étaient bien reçus. J’y suis allé une fois dans ma jeunesse. C’était comme un parterre, et la petite cabane qu’il avait construite présentait un aspect fort agréable ; il m’offrit des oranges que j’apportai à Mme de Colobrières, et me parut tout-à-fait poli et homme de bien. Je pensai que c’était une façon de misanthrope qui, trompé par sa femme ou sa maîtresse, avait rompu pour toujours avec le monde, ou bien quelque gentilhomme ruiné au jeu qui, ne pouvant acquitter ses dettes d’honneur, s’était volontairement enterré dans cette solitude ; notre bon ami, feu M. le curé de Saint-Peyre, penchait vers cette dernière supposition. À la fin, ce mystère fut éclairci : le chevrier était parvenu à une extrême vieillesse ; un jour, on le trouva mort dans sa cabane, mort sur son lit de paille, le crucifix dans ses mains comme un ermite, comme un saint. En relevant le corps pour l’enterrer, on s’aperçut qu’il avait la fleur de lis sur l’épaule : c’était un bandit qui, après avoir navigué sur les galères du roi, était venu terminer en paix sa carrière dans ce désert.

— À présent, la cabane s’est écroulée, ajouta Gaston ; les arbres croissent au hasard, les fruits sont redevenus sauvages, et c’est le vent qui sème les fleurs entre les rochers, où personne ne les cueille.

— Je veux visiter quelque jour ce paradis sauvage, dit Éléonore en éparpillant d’un air rêveur les tiges de jasmin dont elle allait faire un bouquet.

— L’entreprise est difficile, observa Anastasie ; l’Enclos du Chevrier est un endroit presque inaccessible, et vous aurez grand’peur, cousine, quand vous vous trouverez au bord d’une pente de rocher droite comme un mur.

— Si j’étais seule, sans doute ; mais, au bras de quelqu’un, je n’aurais pas la moindre frayeur, répondit Mlle Maragnon en regardant ingénument le cadet de Colobrières.

Le dîner de famille n’était pas splendide : une poule maigre, qui, le matin même, cherchait encore sa vie à travers champs, et le coq de bruyère tué par Gaston figuraient seuls aux côtés de l’espèce de surtout improvisé par Anastasie avec la gerbe de fruits et de fleurs placée dans une corbeille d’osier ; mais le vieux gentilhomme faisait les honneurs de sa table avec une politesse cordiale qui suppléait à tout. Le vieux Tonin, debout derrière son maître et la serviette au bras, servait selon les meilleures traditions et versait à boire la belle