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employer de telles formules ; il devina qu’élevés ensemble, ces deux enfans avaient dû s’aimer, comme Anastasie et lui s’aimaient, d’une paisible et pure affection. Cette certitude lui rendit la joie, la sérénité, un moment perdues. Il sentit tout à coup sa fierté de gentilhomme faiblir, et ce fut de bon cœur et de bonne amitié qu’au moment de reprendre le chemin de Colobrières, il tendit la main à Dominique Maragnon.

Les deux cousines ne se séparèrent point sans promettre de se revoir, et, à dater de cette première rencontre à la Roche du Capucin, elles se trouvèrent souvent ensemble dans cet agreste vallon, qui semblait un terrain neutre situé sur les confins de la baronnie de Colobrières et du domaine de Mlle Maragnon. L’âpre saison n’interrompit point ces promenades ; soit qu’un doux soleil d’hiver égayât la terre, soit que le ciel fût couvert de ces brumes grises qui distillent un froid humide, Gaston et sa sœur descendaient les collines rocheuses au sommet desquelles s’élevait le manoir seigneurial ; Mlle Maragnon et sa demoiselle de compagnie quittaient aussi le château neuf de Belveser, escortées par le jeune Maragnon ; l’on se rejoignait dans la vallée, et souvent l’on se promenait ensemble jusque vers le soir. Ces relations presque journalières amenèrent promptement une douce et innocente intimité. Le cadet de Colobrières et Dominique Maragnon se lièrent d’amitié ; le contraste même de leur éducation et de leur position dans le monde donnait plus d’agrément à cette liaison : le fils du bourgeois avait une sorte de respect pour la fière pauvreté du gentilhomme, et il trouvait dans les manières d’Anastasie une dignité naturelle, une fierté modeste qui lui imposait et le charmait tout à la fois. Les deux jeunes filles s’abandonnaient à la douceur de ces relations sans soupçonner quelle sorte d’intérêt y prenait leur cœur ; dans l’innocence et la pureté de leur ame, elles prenaient pour les élans d’une fraternelle amitié ces doux et secrets transports. Parfois Éléonore disait à sa cousine : — Que je suis heureuse, mon Dieu ! je n’avais point de sœur, et le ciel m’en a donné une en vous, chère Anastasie ! J’ai deux frères aussi à présent, deux frères que j’aime de toute mon ame ; peut-on ne pas s’aimer quand on est lié par une parenté si étroite ?…

Un jour qu’elle parlait ainsi, Mlle de Colobrières lui dit avec ingénuité : — Chère Éléonore, moi aussi je vous aime comme une sœur, et volontiers j’aimerais votre cousin Dominique autant que mon frère ; pourtant nous n’avons pas dans les veines une goutte du même sang !

Par une belle matinée de décembre, les deux jeunes filles déclarèrent qu’elles voulaient aller à l’Enclos du Chevrier, et l’on partit