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jeunes gens diffèrent : l’aîné, Ostap (ou Eustache), Cosaque accompli, est calme, plein de sang-froid et de coup d’œil autant qu’intrépide dans le danger ; il annonce dès l’âge de vingt-deux ans les hautes qualités d’un chef futur. Le cadet, Andry, se montre plus brillant peut-être, mais plus inconsidéré aussi et plus faible jusque dans son héroïsme ; il a en lui du Polonais, et il n’est pas fait pour sa race. L’armée des Zaporogues, après avoir bien ravagé le pays, va mettre le siége devant la ville de Doubno. Peu habiles à l’attaque régulière des places, ils s’attachent à réduire celle-ci par la famine. Un épisode romanesque vient rompre le sanglant récit : Andry, étant encore au séminaire de Kiew, a eu occasion de voir une belle jeune fille, une Polonaise, la fille d’un vaïvode, il l’aime ; or, elle est dans la place avec son père ; elle a reconnu Andry du haut du parapet, elle le lui fait dire. Andry est tendre ; il ne peut résister à l’idée de cette céleste beauté qui se meurt en proie aux angoisses de la faim. Une nuit, il manque à son devoir de Cosaque, et s’introduit dans la place assiégée avec des vivres. Dès ce moment il est perdu pour sa religion, pour sa race, pour son père. Le moment où le vieux Tarass apprend d’un Juif qu’Andry est dans la place et qu’il figure dans les rangs des seigneurs polonais, sa stupéfaction à cette nouvelle, ses questions réitérées, toujours les mêmes, toujours empreintes d’une opiniâtre incrédulité, ce sont là des traits naturels, profonds, et tels qu’on est accoutumé à en admirer dans les scènes de Shakspeare. Ainsi dans Macbeth, quand on annonce à Macduff le massacre de sa femme et de ses enfans, et qu’il répond : « Tous mes jolis enfans ! — Avez-vous dit tous ? — O vautour d’Enfer ! tous ! — Quoi ? tous mes charmans petits et leur mère… » Le premier mouvement de Tarass rappelle celui-là. Toute la tendresse et l’espoir du vieux Cosaque se concentrent dès ce moment sur son noble fils Ostap. Le siége continue, mais avec des alternatives de succès et de revers. On apprend que les Tatars, profitant du départ des guerriers zaporogues, ont pillé la setch et emporté le trésor. L’armée des assiégeans se partage : une partie, sous la conduite du kochevoï, s’en retourne au pays de l’est pour tirer vengeance des Tatars ; une partie demeure devant la place, sous les ordres de Tarass Boulba lui-même, élu ataman pour la circonstance. Le vieux Tarass, resté avec une troupe affaiblie, se dispose à relever les courages. Ce moment qui suit la séparation est très bien peint, et les couleurs qu’y a employées l’écrivain devenu poète nous font entrer dans le génie de la race : « Tarass voyait bien que, dans les rangs mornes de ses Cosaques, la tristesse, peu convenable aux braves, commençait à incliner doucement toutes les têtes. Mais il se taisait ; il voulait leur donner le temps de s’accoutumer à la peine que leur causaient les adieux de leurs compagnons ; et cependant il se préparait en silence à les éveiller tout à coup par le hourra du Cosaque, pour rallumer avec une nouvelle puissance le courage dans leur aine C’est une qualité propre à la race slave, race grande et forte, qui est aux autres races ce que la mer profonde est aux humbles rivières. Quand l’orage éclate, elle devient tonnerre et rugissemens, elle soulève et fait tourbillonner les flots, comme ne le peuvent les faibles rivières ; mais, quand il fait doux et calme, plus sereine que les rivières