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au cours rapide, elle étend son incommensurable nappe de verre, éternelle volupté des yeux. »

Ici commence une série de combats qui nous paraissent extrêmement prolongés ; nous sommes, malgré tout, trop peu Cosaques pour nous intéresser jusqu’au bout à tant d’épisodes successifs de cette iliade zaporogue. On dirait que l’auteur a eu sous les yeux, dans cette partie de sa nouvelle, des chants populaires dont il a voulu faire usage ; le ton devient purement épique, et les comparaisons homériques abondent. Bref, la victoire demeure aux Polonais, et Tarass, grièvement blessé, ne reprend un peu de connaissance que durant la fuite en Ukraine, où l’emporte un de ses braves compagnons. Qu’est devenu Ostap ? C’est la première pensée de Tarass en revenant à lui. Son noble fils est resté prisonnier aux mains des vainqueurs. Dès ce moment, le père n’a plus qu’une idée, qu’un deuil fixe, opiniâtre, où luit un désir inextinguible : délivrer son Ostap, s’il se peut, ou sinon, le revoir du moins et puis le venger ; car aux mains de tels ennemis, s’il ne s’échappe, on sait trop quels tourmens l’attendent. La douleur du père, son indifférence aux bruyantes orgies de la setch qu’il entend à peine gronder autour de lui, ses courses solitaires à la chasse, où il oublie de décharger son arme et où il passe des heures assis près de la mer, sont décrites avec une énergique vérité. Enfin il prend un parti ; il va trouver, lui si altier, un vieux Juif auquel il a eu affaire plus d’une fois. Les Juifs en ces pays peuvent tout et viennent à bout de tout moyennant de l’or : Tarass en promet beaucoup, beaucoup, au Juif Yankel, et celui-ci se charge de le conduire déguisé à Varsovie même, où Ostap et ses compagnons d’infortune sont gardés en prison pour être bientôt exécutés. Le voyage, l’arrivée dans le quartier juif, les tentatives pour pénétrer dans la prison, sont semés d’incidens qui, involontairement, font sourire à travers les transes. Bref, malgré tous les efforts, toutes les audaces, toutes les ruses de ses auxiliaires juifs, Tarass Boulba n’a pu arriver jusqu’à Ostap, et ce n’est que le jour marqué pour l’exécution même qu’il le voit du sein de la foule où il a voulu se placer comme spectateur. Il a le costume d’un seigneur allemand ; le Juif Yankel, son guide, se tient à quelques places de distance devant lui. La scène est admirablement posée, et l’auteur a su y trouver des accens d’un pathétique sublime. D’abord la foule est là comme toutes les foules, fanatique, curieuse, avide, légère ; mais tout d’un coup un grand mouvement se fait, et de toutes parts retentissent les cris : Les voilà, les voilà ! Ce sont les Cosaques !

« Ils marchaient la tête découverte, leurs longues tresses pendantes ; tous avaient laissé pousser leur barbe. Ils s’avançaient sans crainte et sans tristesse, avec une certaine tranquillité fière. Leurs vêtemens, de drap précieux, s’étaient usés et flottaient autour d’eux en lambeaux ; ils ne regardaient ni ne saluaient le peuple. Le premier de tous marchait Ostap.

« Que sentit le vieux Tarass, lorsqu’il vit son Ostap ? Que se passa-t-il alors dans son cœur ?… Il le contemplait du milieu de la foule sans perdre un seul de ses mouvemens. Les Cosaques étaient déjà parvenus au lieu du supplice. Ostap s’arrêta. A lui le premier appartenait de vider cet amer calice.