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passions peuvent être assez vives pour faire oublier la prudence qui distingue d’ordinaire les nations commerçantes. Cette prudence, l’Angleterre la possède au plus haut point, et à coup sûr, si elle se déterminait à la lutte, ce ne serait pas par entraînement. Ce n’est pas à l’Angleterre qu’il est besoin d’apprendre tout ce que la guerre peut compromettre et ruiner : si elle s’y résout, c’est qu’elle sera, profondément convaincue qu’il y aurait un extrême danger à laisser croire au monde qu’elle peut être intimidée par l’Amérique. On pourrait dire que cette conviction existe déjà, si, l’on se rappelle les paroles prononcées cette année même, au sein du parlement, par sir Robert Peel et lord Aberdeen. Toutefois la question est encore entière. Il est un homme naturellement appelé à exercer sur une semblable affaire une haute influence : c’est le duc de Wellington. Dans la question de l’Orégon, le duc est plus compétent et a plus d’autorité que dans celle des céréales. Qui, en Angleterre, peut être plus écouté que lui, quand il s’agit de savoir jusqu’à quel point l’Angleterre peut céder sans honte ? Si le duc joint vraiment à sa modération, à son flegme, cette fermeté qui lui a valu un surnom populaire, si dans cette grave circonstance il marquait une limite au-delà de laquelle il ne saurait y avoir pour la Grande-Bretagne de concession honorable, il serait difficile à sir Robert Peel de ne pas conformer sa conduite aux vues et aux pensées d’un pareil collègue. Que les passions des Américains et la fermeté calculée des Anglais descendent dans l’arène, la France peut-elle avoir un autre rôle que celui d’une neutralité absolue ? Il faut espérer que, dans l’affaire de l’Orégon, on ne recommencerait pas la faute commise dans celle du Texas. Qu’avons-nous gagné à nous immiscer, à la suite de l’Angleterre, dans une question à laquelle nous étions complètement étrangers ? Nous y avons perdu, aux yeux des États-Unis, ce caractère d’indépendance et d’impartialité qui, pour une nation, pour un gouvernement, est toujours une grande force. Si aujourd’hui les États-Unis refusaient notre arbitrage, dans le cas où nous le proposerions, soit de notre propre mouvement, soit à l’instigation de l’Angleterre, aurions-nous à nous plaindre ?

Est-ce trop exiger des hommes qui gouvernent de leur demander de savoir ce qu’ils veulent, et de le faire quand ils le savent ? Si dans la question de la Plata M. le ministre des affaires étrangères avait été fidèle à une pensée, notre diplomatie, sur ce point du globe, n’offrirait pas le spectacle et les divisions qu’elle présente aujourd’hui. Ici deux systèmes sont en présence. On peut accepter Rosas comme l’homme nécessaire, comme le représentant national de cette partie de l’Amérique, s’efforcer d’obtenir de lui qu’il respecte la vie et les propriétés des Français qui sont sur les deux rives de la Plata, et le laisser agir en liberté, poursuivre ses desseins non-seulement à Buenos-Ayres, mais à Montévidéo. Il est une autre politique plus hardie, c’est celle qui s’appuierait franchement sur le traité du 29 octobre 1840, qui entreprendrait de maintenir et de sauvegarder l’indépendance de la République Orientale, stipulée par l’art. 4 du traité. C’est la politique dont M. Thiers