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de perfection solide et sèche, qu’il a réduite en formule philosophique. A vingt ans, vers 1714, il part pour faire ce qu’on appelait alors sa tournée d’Europe, se débarrasse vite d’un précepteur qui le gêne, et vient tomber à Paris au milieu de la société de Mme de Tencin, de Lamotte et de Fontenelle. L’exilé Bolingbroke y jetait un vif éclat ; chez celui-ci, tout était passionné, même l’amour-propre ; tout était grandiose, même l’intrigue. Chesterfield, placé sous son aile, vit en lui l’idéal de la grandeur humaine. Il conçut pour ce caractère extraordinaire et multiple la seule admiration qu’il ait ressentie, se laissa patroner par lui près des dames de la cour, reçut de lui et d’elles l’empreinte décisive de sa vie future, et résolut de jouer à son tour l’Alcibiade avec moins d’excès et de violence. Tel fut en effet son rôle : un Bolingbroke adouci et plus aimable.

A vingt ans, il a hâte de suivre les traces politiques d’un si grand maître. La reine Anne meurt. Aussitôt il arrive, et reçoit de lord Stanhope, ministre de George Ier et son parent, le titre de gentilhomme de la chambre du prince de Galles. Puis, sous le même patronage, il fait son début à la chambre des communes, où il représente le bourg de Saint-Germains ; il n’avait pas même l’âge que la loi exigeait pour y siéger. Le jeune orateur, fidèle élève de Bolingbroke, et persuadé qu’il fallait emporter la renommée de vive force, se joint aux assaillans du duc d’Ormond avec une extrême véhémence ; par égards pour son discours vierge, on ne le rappelle pas à l’ordre, quoiqu’il le méritât. « Monsieur, lui dit après sa sortie un des partisans du duc d’Ormond, je vous fais observer que vous êtes mineur, et que, si vous restez ici, l’amende qui va vous être infligée sera considérable. » Chesterfield salua profondément, prit la poste et revint en France, où il retrouva son modèle.

Les dames continuèrent son éducation et achevèrent « de dérouiller, » comme il le dit lui-même dans un curieux passage[1], sa timidité et son pédantisme. Beau, jeune et homme de plaisir, il apprit merveilleusement bien le français sous leurs auspices ; il en retint même la plus fugitive et la plus délicate parcelle, le français de Crébillon fils et du président Maupeou, ces dictons du monde, ces trivialités choisies, tout ce qui serait de mauvais goût aujourd’hui, et dont ses lettres sont, pour ainsi dire, un cahier d’expressions corrigées « l’indécrottable, — l’indéchiffrable, — être abasourdi, — s’ébaudir dans la plaisanterie ; » son style est plus idiotique et plus de boudoir

  1. Tome II, page 280.