Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/92

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

homme excellent, jurisconsulte illustre, dont, il redoutait plus que d’aucun autre les jugemens littéraires.

Revenu à Rome, Lucile publia ses premières satires. On était dans la première moitié du VIIe siècle ; Attius et Turpilius obtenaient les derniers succès du théâtre à son déclin. Cette seconde génération, moins brillante que celle des Ennius, des Pacuve, des Névius, des Plaute, des Cécile et des Térence, qui avait illustré le siècle précédent, n’était pas de force à empêcher la chute imminente de la tragédie et de la comédie, qu’allaient décidément remplacer les farces des atellanes, les grossièretés des mimes, les boucheries des gladiateurs et des bestiaires. Lucile arrivait juste pour s’emparer de la vacance laissée par la scène : il héritait en même temps des libertés nationales de la comédie en toge. (fabula togata), et de ce cadre tout nouveau de la satire que lui léguait Ennius, mais où il pouvait bien mieux que lui introduire de vives peintures des mœurs et de personnelles attaques. Qu’on le remarque, c’était la première fois qu’un chevalier condescendait à écrire, et, grace aux illustres patronages dont il se couvrait, grace au privilège de l’impunité propre : à sa caste, il avait le droit de tout dire, d’arracher tous les masques, de livrer à la risée tous les ridicules ; il n’épargnait que la vertu, dit Horace, uni oequus virtuti. Où trouver un plus bel éloge ?

Ce qu’on sait de plus particulier sur Lucile, c’est son intimité avec l’illustre Lélius et avec Scipion, qui s’étaient faits les protecteurs de sa jeunesse. Cicéron, dans son traité de l’Orateur, nous a initiés au touchant intérieur de ces grands hommes, à la charmante intimité de leurs loisirs : « Quand ils pouvaient s’échapper de Rome comme des captifs qui rompraient leurs fers, ils redevenaient tous deux enfans, incredibiliter repuerascebant. On ose à peine le dire de si grands personnages, mais ils ramassaient des coquilles et des cailloux sur la rive, et ils s’amusaient aux jeux les plus puérils. » Lucile partageait ces distractions ; il était de ces promenades dans les jardins de Caïète, dans la villa de Laurente : Scipion et Lélius « s’amusaient sans façon avec lui, nous raconte Horace, et ils prenaient plaisir à sa conversation enjouée, en attendant que le plat de légumes fût cuit. » On sait même, par une note du scoliaste Acron, qu’un jour Lucile fut surpris, dans le triclinium, poursuivant Lélius autour des lits avec une serviette roulée dont il faisait mine de le vouloir battre Le poète ne se doutait guère que sa plaisanterie, survivant à ses vers, serait gravement transmise à la postérité.