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plus qu’il n’en fallait. Il paria soumettre Mlle Du Bouchet, joua la passion, la joua bien, fit toutes les promesses de mariage que l’on voulut, et l’emporta. La vertueuse Mlle Du Bouchet devint mère, et la ville et la cour furent informées de sa chute. La scène de Clarisse et de son séducteur était jouée d’avance ; c’était en 1727 : Richardson a tout simplement calqué son Lovelace sur l’ambassadeur anglais à La Haye, dont l’aventure était publique. La pauvre gouvernante sut bientôt qu’elle avait été l’objet, non d’une passion, mais d’un pari, et, privée de sa place, ruinée, l’existence et le cœur tout-à-fait brisés, apprenant un peu tard qu’il ne faut pas se moquer des Chesterfield, elle mit au monde un fils, et vint, avec une petite pension que Lovelace daigna lui faire, se cacher dans un faubourg obscur de Londres, à Lambeth, d’où elle ne sortit plus, et où elle ne vit personne, pas même Chesterfield. Celui-ci la fit peindre par la Rosalba, car elle était belle, et la plaça, presque sans voiles et comme un trophée, dans un beau cadre doré, sur la cheminée de sa bibliothèque. Ce fut le seul honneur qu’il lui fit désormais. Cette fière vertu qui tombe et ce grand conquérant qui triomphe d’une simple gouvernante, tout cela est dans le cours ordinaire des choses humaines ; on verra reparaître, à la fin de la vie de Chesterfield, la gouvernante française et son fils, et cette histoire de jeunesse revenir frapper, de la manière la plus inattendue, la vieillesse de l’ambassadeur.

Mlle Du Bouchet l’inquiétait peu en définitive ; ce qui le préoccupait, c’était son ambition. Le brutal et rusé Walpole régnait à la cour ; une intrigue fut tramée entre lord Townshend et l’ambassadeur à La Haye, pour renverser et remplacer le duc de Newcastle, peut-être Robert Walpole lui-même. George II, qui venait de visiter son cher électorat de Hanovre, devait passer par Helvoet-Sluys, où Chesterfield l’attendit au passage, espérant obtenir la place de Newcastle. Le roi était en garde contre ses séductions ; il échoua ; lord Townshend, convaincu d’avoir tramé cette intrigue, fut congédié, et Walpole, qui ne devina pas, selon les historiens, ou plutôt qui ne voulut pas deviner la douce perfidie de Chesterfield, lui envoya la jarretière et le fit nommer grand-intendant (high-steward) de la maison royale. Chesterfield avait arrangé d’une manière favorable aux intérêts du roi des litiges difficiles entre le Hanovre et la Hollande, et le roi, qui aimait l’Allemagne, avait toujours conservé une prédilection de famille pour son petit électorat.

Récompensé et mécontent, Chesterfield revint à La Haye, couronné de cette faveur équivoque, et se livra plus ardemment que jamais