Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/926

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et apaisa leurs mécontentemens. A vingt ans, il avait réussi ; en 1728, sa première ambassade avait résolu en faveur du roi d’Angleterre des questions délicates relatives à l’électorat de Hanovre. C’était là son triomphe. Il prodiguait les petites graces, la flatterie, la séduction, ce qu’il appelait, en jargon de Versailles, le galbanum. « Le galbanum coûte si peu ! » dit-il à son fils. Dans le combat constitutionnel, en face de Walpole, les subtilités les plus exquises restaient impuissantes et devenaient des obstacles ; Chesterfield avait cinquante ans et n’était pas entré dans la vraie carrière politique.

Sur la rumeur d’une invasion française en Irlande, il partit pour ce pays, dont le gouvernement lui était confié, au refus de tous les gens de cour et de tous les hommes d’état. Cette vice-royauté n’était pas une faveur, mais un moyen honnête d’être quitte de lui. Il dut se trouver bien dépaysé en Irlande. On y buvait beaucoup, on s’y assassinait lestement ; les pauvres cotters tout nus brûlaient les maisons quand les pommes de terre manquaient, les riches protestans faisaient condamner aux assises tous les papistes qu’ils pouvaient pendre, et les catholiques désespérés se vengeaient de leur mieux. Chesterfield, qui était Irlandais de race, trouvait de grands maux à guérir et de grandes difficultés à vaincre ; il s’acquitta de cette tâche avec courage et avec honneur. Les enfans de cette triste patrie n’oublient jamais leur mère ni le frivole Sheridan ni le cynique Swift ne lui ont été infidèles ; mais nul ne mérita mieux de son pays que l’élégant et léger Chesterfield.

Les ennemis de Chesterfield, et il n’en manquait pas, ceux qu’il avait blessés de ses railleries ou offusqués de son éclat, c’est-à-dire la grande majorité de la société anglaise, pouvaient se réjouir ; il n’y avait pas de poste supérieur plus désagréable que la vice-royauté d’Irlande à cette époque. Il vit d’un coup d’œil la situation, et, oubliant les coquetteries et les intrigues dont il avait cru se faire des armes, et qui n’avaient été pour lui que des embarras, il changea de route et se mit résolument à l’œuvre. Dès l’origine, il jugea sainement le pays. Endossant le harnais administratif avec courage, renonçant à la table de jeu et aux belles intrigues, il débuta par les mesures les plus fermes envers le roi dont il repoussa les créatures, envers les partis auxquels il imposa, envers le peuple dont il se fit aimer. Cet homme d’esprit, qui se trouvait acculé dans un coin obscur, devint homme d’état. Le gouvernement de Chesterfield en Irlande est une date, un exemple et une leçon ; au lieu de proscrire et de sévir, il concilia les uns et calma les autres, laissa de côté le catholicisme comme peu dangereux, et se mit à combattre corps à corps la détresse de l’Irlande, la véritable plaie