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ne tient pas grand compte des souvenirs classiques ; la bonne humeur et la santé sont les meilleures parties de son bagage.

Le premier personnage qu’il rencontre sur son chemin, c’est la peste, ou plutôt le fantôme de la peste. Il ne recule pas devant cette grande terreur de l’Orient, et plus tard, la rencontrant au Caire et à Constantinople, il joue avec elle, la brave, la défie, et finit par la nier totalement. Une douzaine de bandits enturbannés l’accueillent, il s’engage dans le labyrinthe obscur de la première rue musulmane, et foule aux pieds, sans le moindre respect, les ruines friables de ce vieux sol formé de débris ; partout silence, immobilité, ennui, misère, une misère drapée, il est vrai, dans ses haillons, et qui voudrait passer pour mystérieuse. Le voyageur nouveau ne s’y laisse pas prendre. Le premier pacha qu’il salue ne lui impose pas ; il voit ce que M. Urquhart a si bien fait observer, le peu de rapports qui se trouvent entre l’Orient et l’Europe, le vide et l’inanité de ces rapports, et la singulière mystification subie par les voyageurs et le public. Avez-vous lu, dans le voyage de quelque honnête gentleman, après sa tournée d’Orient, le pompeux récit de l’entrevue qu’un pacha lui a courtoisement accordée ? Y avez-vous trouvé le panégyrique de ce Turc parfaitement au courant des choses de l’Europe, et qui n’ignore rien des relations des états européens entre eux, ni des progrès admirables de notre industrie ? Cette entrevue, prise au grand sérieux, orne presque tous les voyages modernes. L’auteur d'Eothen en fait bon marché, et, réduisant à la réalité vulgaire cette magnifique entrevue, il l’abaisse aux proportions d’une facétie, et la fait même descendre jusqu’à la farce.

Voici l’Anglais, escorté de son drogman, qui se présente et pénètre chez le pacha, siégeant avec sa pipe dans une salle blanche meublée de cinq tapis et de douze esclaves. — « L’Anglais, dit gravement le pacha, est le bienvenu ; bénie entre toutes les heures est l’heure d son arrivée ! » Le drogman, qui se retourne, dit au voyageur ; « Le pacha vous salue. — Saluez-le de ma part, interrompt l’Anglais, et répondez que je suis enchanté de l’honneur de le voir. » Le drogman prend alors une attitude diplomatique, et, les bras croisés sur sa poitrine, entame le grand discours suivant, qui se reproduit avec des variantes à l’occasion de tous les voyageurs : « Sa seigneurie, cet Anglais, seigneur de Londres, vainqueur de la France, suppresseur de l’Irlande, a quitté ses gouvernemens, et permis à ses ennemis de respirer un moment ; franchissant les vastes mers sous un incognito sévère, escorté de quelques serviteurs, en petit nombre, mais éternellement