Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/948

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

paires de pantoufles, elle se traîne, plus semblable à un cercueil qu’à une sultane. La femme se trahit cependant ; une certaine conscience de pouvoir et de beauté se fait jour sous sa lourde et ridicule armure ; vous n’apercevez que deux bouts de doigts roses et deux trous lumineux et noirs qui vous éblouissent. Elle regarde, se retourne, regarde encore, observe, cherche s’il y a là quelque musulman qui l’épie ; puis tout à coup, soulevant ce jupon solide qu’elle porte sur la figure, le yachmak, elle apparaît dans sa splendeur, dans l’éclatant orgueil de ses deux lèvres serrées et de ses sourcils arqués et fins comme le premier arc de la lune naissante. Vous êtes frappé, étonné, vous devenez pâle, c’est la grande marque de l’émotion. Elle le voit, et elle sourit ; ses doigts roses s’avancent vers vous ; ils vous touchent, vous vous sentez troublé jusqu’au fond de l’ame ; bientôt ses lèvres majestueuses s’entr’ouvrent, et elle s’écrie : « Youmourdjak ! — Chrétien, j’ai la peste ! et je te la donne ! » Cela dit, elle disparaît en riant, son grand œil noir attaché sur vous, qui restez immobile et éperdu. Pourvu que vous soyez poltron ou seulement timide, vous êtes perdu. Vous restez sous le coup de cette fascination épouvantable ; la fièvre vous gagne, la fièvre vous saisit, vous vous enfermez dans votre cabinet le plus caché, vous ne voulez voir personne ; le médecin vous apporte ses drogues, le crieur des morts fait retentir dans la rue votre glas funèbre, et huit jours après vous expirez, l’œil noir de la musulmane toujours fixé sur vous. C’est comme cela qu’elle entend la plaisanterie. Quant à moi, qui ne prétendais pas mourir encore, je me mis à éclater de rire, ce qui déconcerta un peu la dame ; elle releva son yackmak d’un air de colère, et continua majestueusement le tangage et le roulis de sa démarche. Ses femmes, qui d’abord avaient ri de la facétieuse idée de leur maîtresse, retombèrent dans un triste silence ; elles étaient toutes s désolées de n’avoir pu mystifier un chrétien. »

Il paraît qu’avec ce fonds de bonne humeur on n’a jamais la peste. En vain les chars funèbres circulent dans les ruelles obscures de Péra, en vain la « corne d’or » vomit des cercueils de toutes les dimensions, en vain banquiers européens et interprètes arméniens tombent malgré leurs précautions de tout genre, comme les mouches en automne - Eothen voit les morts s’entasser autour de lui, sans que le fléau l’atteigne et sans qu’il le redoute ; il observe la grave éloquence des marchands, le mouvement des rues, la terreur des Francs, la résignation des Turcs ; puis, saisi d’une fantaisie classique, il va se rafraîchir en Ionie et : en Grèce, et saluer tour à tour les vieux tombeaux.d’Hector,