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debout ; quand elle se trouvait seule avec lui, tous les marchands ayant quitté la place, c’était son tour de charmer cette imagination avide de songes, et d’offrir au rêveur éveillé, dans le nuage des descriptions les plus ravissantes, un harem oriental d’une perspective infinie et d’une variété sans bornes. Carrigaholt et ses rêves, toujours légitimés par l’espoir du mariage, font pendant plus d’une semaine le bonheur d’Eothen, qui, de compagnie avec lui, se met à étudier les Smyrniotes, leur profil, leurs traits, leurs lèvres, les lignes de leur front, les souplesses de leur taille, et qui arrive à des conclusions assez précises. « Rien n’est plus complètement classique, dit-il, que ces filles de la race antique, qui portent leur dot mêlée à leurs cheveux, et mettent ainsi leurs adorateurs à même de savoir exactement ce qu’elles valent. Je les tiens toutes pour impératrices nées. Il n’y a pas une Smyrniote, si pauvre qu’elle soit, qui, sous la croisée rustique de sa cabane, ne soit une vraie Junon ; reine de l’Ionie, la Smyrniote trône pendant les beaux jours à toutes les fenêtres de l’île, portant, entrelacées dans l’ébène de sa chevelure, ses richesses, médailles, piastres, ducats. Ce visage antique, ces lignes droites et sévères, ce front large, massif et menaçant, ces yeux profondément enfoncés dans leurs larges orbites, tout cet ensemble imposant et calme annonce une existence sûre de sa force, qui n’attend rien de personne et se fie dans son énergie individuelle. La narine est dilatée, fine et altière ; la lèvre mince, aux lignes délicates et voluptueuses ; le col et les épaules annoncent la passion et la puissance. La coquetterie d’un pinceau barbare a rougi la commissure de ces grands yeux redoutables, et réuni le double arc de ces sourcils impérieux. Une immobilité royale et sauvage respire dans cette statue animée, qui ne bouge pas, qui vous regarde fixement, qui vous suit comme une menace, pendant que votre cheval vous porte d’un bout à l’autre de la rue. Ô majestueuse Smyrniote, je crois vous voir encore assise à votre fenêtre ! Que vous ressemblez peu aux pâles fleurs de l’Angleterre ! À quoi pensez-vous donc ? À quoi vous servent les contours féminins de ces lèvres pourpres comme la grenade et si délicatement accusées ? Seriez-vous, par hasard, non pas une femme, mais l’immortelle Perséphone, souveraine des royaumes sombres ? Il faudra donc, non pas vous aimer, mais vous obéir et trembler ! »

Carrigaholt n’épouse point Perséphone, sa monomanie de recherche conjugale cède la place à une ardente passion pour les yachts, les yoles et les chaloupes. Eothen, qui se remet en mer avec lui, fait voile sur l’Amphitrite, brigantin grec, à équipage grec, où saint Nicolas est