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d’elle-même dans le costume le plus simplifié. Mais nous ne pouvons juger si le récit de cette visite amoureuse était un air d’homme irrésistible et de poète à bonne fortune qu’affichait Lucile, ou si ce n’était qu’un trait contre l’impudique familiarité de quelque femme perdue. Je remarque du reste que, dans la quantité les noms propres qu’offrent ces fragmens, la plupart sont politiques et se rapportent aux affaires du temps ; un très petit nombre éclaire la biographie de celui qui les enchâssait dans ses vers.

Notons cependant, entre les restes mutilés de cette œuvre jadis si célèbre, une sorte de regret funèbre consacré par Lucile à son esclave de prédilection ; il faut citer cette épitaphe célèbre qui, sous l’empire, avait encore ses admirateurs, puisque Martial[1], dans ses vives railleries contre les partisans de l’archaïsme, se moque précisément du style rocailleux de ces vers, lesquels, selon lui semblent cahoter entre les rochers, per salebras altaque saxa cadunt :

Servu’ neque infidus domino, neque inutili’ cuiquam,
Lucili columella, hic situ’ Metrophanes’st.

« Un esclave qui ne fut jamais infidèle à son maître et ne fit de mal à personne, le soutien de Lucile, Metrophanès gît ici. »


Lucile, sans doute, a su quelquefois mettre plus de mélodie dans ses vers, il n’y a jamais mis plus de sensibilité. On aime à savoir que ce lettré de la vieille aristocratie romaine eut un ami entre ses esclaves, et comprit ce noble sentiment de l’égalité humaine que Plaute venait de laisser poindre dans la comédie des Captifs, où le beau rôle appartient à quelqu’un qui n’est pas libre encore. Cela me fait aimer le caractère de Lucile.

Jusqu’ici le poète nous a peu parlé de lui-même ; mais en voyage les connaissances se font vite. Que ne pouvons-nous donc l’accompagner dans son excursion de Rome à Capoue et de Capoue au détroit de Messine ! Le troisième livre des Satires était consacré au gai récit de cette courte expédition, qui a donné à Horace l’idée du Voyage à Brindes, l’un de ses chefs-d’œuvre les plus exquis ; Lucilium oemulatur Horatius, dit le scoliaste Porphyrion. Il est bien juste que Lucile ait l’honneur de figurer dans la généalogie, après avoir été dépossédé par un successeur immortel ; c’est une mince compensation. Suivons du moins son itinéraire[2] sur la carte.

  1. Epigr., XI, 90.
  2. Pour ce qui concerne les détails géographiques de ce voyage, je suis le plus Souvent la minutieuse dissertation de M. Varges, Lucilii que ex libro III supersunt ; Stettin, 1836, in-4o.