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jeunes filles, absorbées dans leurs pensées, ne se parlaient plus. Mlle Maragnon avait laissé une de ses mains entre les mains d’Anastasie, de l’autre elle arrachait avec distraction les longs brins d’herbe qui avaient poussé contre le tronc renversé où elle était assise. À mesure qu’elle dispersait ces frêles tiges, Gaston les recueillait une à une et les gardait. Un moment après. Lambin ayant posé sa tête fauve sur les genoux de son maître, Éléonore cessa de briser les feuilles de la délicate graminée, et se mit à caresser lentement le lévrier. Alors le cadet de Colobrières prit cette main froide et douce, la pressa de ses lèvres, et la retint dans la sienne.

Il y eut encore un long silence. Déjà le vallon s’emplissait d’ombre, une légère brume s’étendait à la surface des eaux, et l’atmosphère s’était subitement refroidie sous le souffle humide du vent d’est qui commençait à murmurer entre les saules. Mlle Irène lisait depuis deux heures au bord de la source ; elle se hâta de fermer le volume, croisa son mantelet, et se leva en criant de sa voix sèche et flûtée : — Allons, mademoiselle, allons ! vous allez gagner un rhume ; le fond de l’air est déjà très froid.

En ce moment, l’on entendit rouler à l’entrée du vallon la voiture que Mlle Maragnon envoyait pour ramener sa fille. Gaston laissa aller la main qu’il retenait, et les deux cousines se levèrent. — Adieu, ma chère Éléonore, dit Mlle de Colobrières avec un accent inexprimable de douleur et de résignation, adieu, ne nous oubliez pas, vivez heureuse.

Éléonore sourit tristement, et dit, en élevant vers le ciel son beau regard plein de larmes : — Je ne connais pas le sort qui m’attend, j’ignore le bonheur qu’il peut y avoir pour moi dans l’avenir ; mais ce que je sais bien, c’est que mes plus beaux jours en ce monde sont déjà passés, c’est que les momens les plus heureux de ma vie se sont écoulés ici. Que Dieu, qui m’entend, me pardonne ! mais il me semble qu’à présent je serais contente de mourir, puisque je n’ai rien à attendre de meilleur sur la terre !

À ces mots, elle se jeta une dernière fois dans les bras d’Anastasie, fit un signe d’adieu à Gaston, et s’éloigna rapidement, suivie de Mlle Irène.

Le cadet de Colobrières et sa sœur remontèrent au château presque sans se parler ; la blessure que tous deux avaient au cœur était trop vive, trop saignante, pour qu’ils osassent y toucher. Sans se faire aucune confidence, ils s’étaient mutuellement compris, et ils n’avaient