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pas davantage le nom que vous portez. Vos enfans ont eu l’honneur de naître gentilshommes, et, je le jure, moi vivant, ils ne manqueront pas à leur origine !…

— Aucun n’y a manqué, monsieur, répondit la baronne, dont l’énergie commençait déjà à faiblir, et qui sentait sa résistance tourner aux larmes. Nos aînés ont pris le parti que vous leur avez commandé, et, s’il plaît à Dieu, ils sont satisfaits de leur sort ; mais la nécessité qui les a éloignés de nous ne nous contraint pas à mettre aussi Anastasie au couvent. C’est une enfant d’une humeur douce, quoique un peu triste ; sa docilité, son respect, son amour pour ses parens, sont sans bornes ; elle est l’ornement et la joie de notre intérieur. J’avoue la faiblesse de mon cœur : quand elle est près de moi, je ne regrette plus mes autres filles ; elle les remplace toutes. Le ciel nous l’a donnée pour soigner notre vieillesse ; il faut qu’elle reste avec nous et nous ferme les yeux… Parfois, quand je considère son air sage, son parler aimable, sa figure d’ange, il me vient un espoir…

— Un espoir chimérique, interrompit brusquement le baron ; une fille de qualité sans dot ne trouvera jamais d’autre mari qu’un homme sans nom…

— J’étais pauvre, monsieur le baron, et pourtant un gentilhomme m’a fait l’honneur de m’épouser ! répliqua Mme de Colobrières avec fierté.

— Un semblable bonheur est trop rare pour que vous puissiez espérer qu’il arrivera aussi à votre fille, répondit le baron avec une naïveté superbe.

— Eh bien ! elle ne se mariera pas, se hâta de dire la bonne dame ; elle vivra ici près de nous, et, quand nous n’y serons plus, il lui restera encore son frère, notre Gaston…

— Je ne vous ai pas encore fait connaître mes desseins relativement au chevalier de Colobrières, reprit le vieux gentilhomme avec décision ; le moment est venu où il doit prendre parti à son tour.

— Quoi ! mon fils va nous quitter aussi ! s’écria la baronne hors d’elle-même ; vous voulez donc me faire maudire le jour où je me mariai pour mettre au monde des enfans que je devais tous perdre sans que ce fût Dieu qui me les ôtât ?… Mais il me reste un espoir, monsieur !… Votre fils, votre fille, ne vous obéiront pas, et moi, leur mère, je les soutiendrai dans leur révolte… J’ose vous le déclarer en face !…

À ces mots, elle retomba épuisée et presque sans connaissance sur son siège. Tandis que la Rousse s’empressait de lui porter secours,