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prendre, que le cœur ne peut sentir sinon dans les chimériques ravissemens de l’extase, achetés au prix de notre individualité même, le plus excellent de tous les dons de Dieu[1] ? Le vrai éclectisme, aux premiers siècles de notre ère, c’est celui de l’église. Elle ne sacrifie ni le dogme de l’incompréhensibilité de la nature divine, ni celui de son intelligibilité, qui sert de contre-poids à l’autre. Elle maintient l’incommunicable perfection de l’Être suprême, sans lui immoler la dignité de l’homme. Cet abîme éternel qui sépare Dieu et sa créature, et que la théorie de l’émanation ne parvenait pas à combler, elle l’a comblé, elle, par l’idée de l’homme-Dieu. C’est ce que saint Augustin a compris d’une manière merveilleuse. « Platon, dit-il, m’enseigna le vrai Dieu ; mais il ne me dit pas la voie qui y mène, et cette voie, c’est Jésus-Christ. » Par le dogme de l’homme-Dieu, l’église consacre la liberté et la dignité de l’homme, et en même temps sa faiblesse, son néant et la nécessité permanente du secours divin.

En général, l’église ne repousse rien que les extrémités : elle veille sur les vérités essentielles et ne souffre pas qu’on en diminue le trésor. Elle maintient la grace contre Pélage et la liberté contre Manès, la divinité de Jésus-Christ contre Arius, son humanité contre Nestorius et contre Eutychès ; elle n’épargne personne, pas même ses plus chers enfans. Au iie siècle, elle frappe Tertullien ; au xie, elle frappera Abailard ; au xviie, elle ne fera pas grace à Fénelon. En même temps, elle laisse à l’ardeur naturelle de l’esprit humain une certaine liberté. Le stoïcisme quand il ne va pas jusqu’à Pélage, le mysticisme quand il ne s’emporte pas jusqu’à un quiétisme énervant, le sentiment du néant de l’homme quand il s’arrête en-deçà de Jansénius, l’église souffre et tolère tout cela. C’est là du moins le rôle qu’elle a joué dans ses jours de puissance et de vie, depuis le concile de Nicée jusqu’au concile de Trente, inflexible pour tout excès, pour toute témérité, pour toute doctrine exclusive, gardienne vigilante et incorruptible des vérités essentielles.

Voilà pourquoi le christianisme est à nos yeux le chef-d’œuvre de la raison, l’honneur du genre humain, et, en un sens juste et profond, la règle éternelle des intelligences, des plus hautes comme des plus humbles, celle d’une pauvre femme agenouillée dans le temple et celle de Leibnitz. On s’est étonné d’entendre un ami de la philosophie

  1. C’est un point qui a été mis en pleine lumière par M. Jules Simon dans sa belle Histoire de l’École d’Alexandrie, dont le public attend la seconde partie. On consultera aussi avec fruit sur le mysticisme alexandrin le livre plein de science et d’intérêt que vient de nous donner M. Barthélemy Saint-Hilaire.