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l’entretien roule sur Mirabeau, qu’on appelle une comète enflammant tout à son approche. La vieille pousse même l’admiration pour l’illustre orateur de la constituante jusqu’à faire des extraits de ses lettres ; et, donnant une épingle à Bettina, elle lui enjoint de piquer au hasard le papier. Or, l’épingle fatidique attrape cet aphorisme : que « la puissance de l’habitude est une chaîne que les plus grands génies ont eux-mêmes beaucoup de peine à rompre, » Là-dessus toute sorte d’apostrophes déclamatoires en l’honneur de Mirabeau. « Son esprit, s’écrie l’enfant en un mouvement d’exaltation digne d’une prêtresse d’Apollon Pythien, son esprit a passé dans mon sang ; je lui devrai de me tenir jusqu’à la fin en garde contre cet esclavage de l’habitude. » Puis, reprenant le dithyrambe : « Ah ! Clément ! écrit-elle à son frère, ce Mirabeau, que je voudrais donc être en sa présence ! Dès que je pense à lui, je sens mon visage qui brûle. De toute la puissance de mes bras, de mes yeux, de tout ce qui chez moi peut étreindre, je voudrais embrasser ses genoux, les genoux du héros qui porte sur sa lèvre les destinées du peuple, qui anime ce peuple, qui l’embrase au souffle de sa bouche. » C’est textuel. Ne dirait-on pas que le grand homme est là, qu’il se dresse au milieu de l’action, de la lutte, dont ces paroles pleines d’enthousiasme semblent un écho vibrant et rapproché ? Patience, nous verrons tout à l’heure. Elle reçoit de son héros une silhouette au crayon ; c’était la manie du temps ; nous en avions, si l’on s’en souvient, déjà surpris l’exemple dans le commerce épistolaire de Goethe et de Mme la comtesse Auguste Stolberg. Une note de Lavater accompagne le croquis ; le mystique cicérone du visage humain ne trouve aucune expression aux traits de Mirabeau. Cette face de l’orateur populaire lui paraît une caricature ; il y découvre le symbole du raccornissement de l’ame. Le nez de Mirabeau, au dire du grammairien de la physionomie, indique bien mieux un rustre qu’un héros ; ses lèvres, tuméfiées et pendantes par les coins, n’annoncent aucun sentiment honnête ; son œil brille, mais d’une sombre arrogance, et son front porte la marque d’une énergie sans pudeur plutôt que les nobles indices du courage. En un mot, c’est la caricature du génie, une exaltation voisine de la démence. À ce commentaire peu flatté, on l’avouera, du masque de son idole, l’enfant devient pourpre de colère et bondit comme un jaguar blessé. « Creusé de petite vérole, dites-vous ? eh ! que m’importe, à moi ? c’est dans le creux de son intelligence que je veux m’étendre, c’est là que je veux m’ensevelir ! » Ce petit accès de rage, si ridicule qu’il soit, se comprendrait encore comme un résultat des passions du moment ; mais, je le demande, que penser d’un pareil fanatisme combiné froidement, après coup, et devenant un effet ? Mirabeau mourut au commencement d’avril 1791, et, en admettant que la cervelle volcanique de l’enfant ait bouillonné pour les héros de la constituante et de la convention, Bettina se trouverait avoir à l’heure qu’il est soixante-dix ans, ni plus ni moins ; ce qui, je pense, ne ferait nullement le compte de Mme d’Arnim, Du poète ou de la femme, lequel des deux se trompe ? je gage que, s’il fallait opter, la spirituelle baronne s’arrangerait