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encore pour donner raison au poète, même au risque de passer pour centenaire. Cent ans, après tout, n’est-ce point l’âge des fées ?

Dans les œuvres d’imagination, qui en doute ? les dates ont moins d’importance, et, pour quelques anachronismes qui se rencontrent, on serait mal venu de chicaner un auteur ; mais des correspondances qu’on publie sous la responsabilité d’un nom littéraire honorablement connu de toute l’Allemagne peuvent-elles donc prétendre aux libertés que s’adjuge à bon droit un conte fantastique ? Derrière cette enfant qui sue sang et eau pour me faire croire à la naïveté de ses expansions romanesques, au sincère élan de ses enthousiasmes, je ne vois qu’une matrone occupée à repasser les souvenirs d’autrefois, à recueillir des lettres de jeunesse qu’elle annote ingénieusement, et dont elle va semant les marges de mille découvertes venues avec l’âge en un cœur resté cependant toujours jeune. M. Kühne le critique, dont nous parlions plus haut, l’a dit excellemment : « Si Bettina eût ressenti tout ce qu’elle prétend avoir ressenti, elle ne s’en serait pas tenue aux paroles, et le monde aurait salué en elle une moderne Jeanne d’Arc. »

Son frère, Clément Brentano, la jugeait bien : « C’est un bouquet dénoué, s’écriait-il souvent ; les fleurs y sont, il y en a même de fort rares dans le nombre ; mais, pour rassembler tout cela, aucun lien. » Folle et bizarre nature vouée pour la vie à toutes les excentriques puérilités de ces malheureux petits êtres qu’un hasard terrible baptise à leur naissance du nom d’enfant de génie ! À neuf ans, elle aspirait à vivre de la vie d’une fleur, et tandis qu’elle se roulait dans l’herbe, au soleil, sa compagne allait remplir un arrosoir à la fontaine pour le lui répandre ensuite sur la tête, ni plus ni moins que s’il se fût agi d’une tulipe ou d’un cactus opuntia, flore cœruleo odoratissimo. Cependant aujourd’hui encore, à Berlin, l’enfantillage continue. À la vérité, on a renoncé aux tapis de gazon, un rhumatisme est si vite pris ; mais il reste, Dieu merci, les tapis d’Orient pour y faire la chatte et la couleuvre, et soupirer d’un accent plein de cajolerie enfantine : « Bettina veut dormir (die Bettina will schlaffen). » Cette originalité affichée ainsi à tout propos, ce calcul chez les femmes de l’effet à tout prix, est, à mon sens, le pire fléau qu’ait produit la divulgation de l’esprit littéraire, de l’esprit artiste particulier à notre époque. À défaut des attributs du génie, on s’en est adjugé les travers. Les femmes surtout, plus impressionnables, plus faciles à se payer de vanités, ont donné en plein dans cet amour de l’accessoire. Parmi tant de cervelles creuses, plus d’un grand esprit s’est rencontré sans doute, et nous n’en déplorons que davantage de l’avoir vu se mettre en dehors des convenances. On ne sait point assez combien la façon de vivre, la tenue d’un auteur influe sur l’autorité de sa parole, et quel lustre un beau livre peut recevoir de la dignité personnelle de celui qui l’écrit. Mais je m’aperçois qu’un pareil raisonnement me conduit tout droit à Mme de Sévigné, ce qui nous éloignerait singulièrement de notre sujet. Entre l’esprit le plus charmant, le plus orné, le plus du monde qu’il y ait eu, et Bettina, l’enfant de la nature,