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aucun rapport ne saurait exister. À propos de cette appellation souvent donnée à Bettina, je reviens encore à Brentano.

Clément raffolait de sa sœur ; s’il en parlait, c’était avec complaisance et de façon tout humoristique. À la fois railleur et tendre, d’une verve sarcastique entrecoupée de traits pleins de bonhomie et de sensibilité, il aimait à vous initier aux mille contrastes de cette nature insaisissable, et comme ce peintre qui, d’un coup de pinceau, fait d’une tête d’enfant qui pleure un frais et gracieux visage souriant d’aise, il vous donnait d’un même crayon l’ange et le lutin. « La vie de Bettina est impardonnable, disait-il, mais non blâmable. » Plusieurs fois il lui prit fantaisie de consulter la visionnaire à l’endroit de sa sœur. « Pour celle-ci je ne puis pas prier, répondit toujours Emmerique ; elle vit avec la nature. » D’une dévotion ascétique dans ses pratiques, et dans son extérieur d’une dignité hautaine quelque peu farouche, il avait en lui du prêtre catholique espagnol, de l’inquisiteur. Son visage rappelait celui de Goethe, et lorsqu’il paraissait la tête haute et grisonnante, l’œil en feu, la joue hâlée par le soleil et sillonnée par l’habitude des larmes, vous eussiez dit, en dépit de sa lévite violette à la coupe du jour, d’une peinture italienne du temps des Médicis. Il entrait chez vous comme un spectre, et, pour peu que le vent, fût au sombre, prenait place sans articuler un mot ; en revanche, aux temps d’épanchemens, sa causerie avait de singuliers éclairs. Les bras accoudés sur la table, la lampe derrière lui, placée de manière à ne point offusquer sa vue, il fallait l’entendre pérorer de la science et de la religion, du ciel et de l’enfer, de omni re scibili. « Pauvre homme que je suis, disait-il à Kerner, parce que la poésie m’emportait dans l’air comme un ballon, n’ai-je pas été me croire un intéressant personnage ! En fait de religion, je m’étais égaré complètement. Combien de nuits j’ai passées dans les larmes à prier Dieu de m’enseigner quoi que ce fût où me rattacher ! Je ne sais quel jeu du destin me fit connaître Emmerique… J’ai le malheur de ne point savoir me borner dans mes affections ; c’est au point que je m’épouvante dès que je sens qu’un individu va m’intéresser. Chacun m’emporte un lambeau de moi-même. Je ne comprends rien à la modération, à la mesure ; je n’ai jamais su verser de l’eau dans un verre sans le faire déborder. » C’était, on le voit, un tempérament fait pour l’illuminisme, « le calice où le vin céleste n’avait qu’à se répandre. » Le premier livre qu’il médita fut un manuscrit du XIVe siècle, « les lettres d’une recluse à son confesseur. » Brentano avait même extrait du volume plusieurs passages, entre autres celui-ci, tout empreint des graves mystiques du légendaire et qu’il se plaisait à citer. -La nonne y raconte que dans une de ses extases elle s’est mariée avec son divin Seigneur, et décrit l’appareil symbolique des vêtemens qu’elle portait aux fiançailles : d’abord un voile en triangle (allusion à la trinité, puis une tunique de pourpre (l’amour), puis une ceinture blanche (la pudeur), de blanches sandales (la pureté), etc., etc. De cet hymen sept enfans sont issus, en premier lieu : l’Obéissance, l’Humilité, l’Abstinence et la Pauvreté, ces deux derniers toujours à la maison et