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qu’il étudie, si je n’indiquais, ou plutôt si je n’extrayais tout un tableau qu’on ne songerait pas à y chercher, et qui me semble la perfection même. Il y a dans la première touche de la jeunesse, quand elle réussit, une grace, une fraîcheur, une félicité, qui pourra se conserver ensuite plus ou moins légère, se ménager jusque sous des qualités plus fortes, mais que rien désormais n’égalera. Voici le tableau : c’est la vallée d’Argelez, vue du prieuré de Saint-Savin. Le passage est un peu long, mais il ne semblera point tel, nous l’espérons, à qui l’aura lu en entier. Nous ne savons si le peintre des Pyrénées, Ramond, a fait une description plus fidèle ; il n’en a pas rencontré assurément de plus transparente et de plus limpide :


« Tandis que je gravissais, dit le voyageur, par une matinée très-froide, le sentier escarpé qui conduit à Saint-Savin, un brouillard épais remplissait l’atmosphère. Je voyais à peine les arbres les plus voisins de moi, et leurs troncs se dessinaient comme des ombres à travers la vapeur. A peine arrivé au sommet, je fus ravi de me trouver au pied d’une gothique chapelle, et ses ogives, ses arcs si divisés, ses fenêtres en forme de rosaces, ses vitraux de couleur à moitié brisés, me charmèrent. Enfin, me dis-je en passant sous l’antique porte, voici une véritable abbaye. C’était pour mon imagination un ancien vœu réalisé. Des Espagnols travaillaient dans la cour. Ces robustes ouvriers remuaient avec gravité d’énormes pierres, et j’appris qu’à cause de leur patience et de leur sobriété, on les employait dans nos Pyrénées françaises aux travaux les plus difficiles. Mon compagnon de voyage demanda le propriétaire, et tout à coup un petit homme vif et gai se présenta en disant : « Voici le prieur ; que lui demande-t-on ? — Voir la vallée et son prieuré. — Bien venus, nous dit-il, bien venus ceux qui veulent voir la vallée et le prieuré ! » Il nous ouvrit alors une porte qui, de cette cour, nous jeta sur une terrasse. — « Tenez, ajouta-t-il, vous venez au bon moment ; regardez et taisez-vous. » Je regardai en effet et de long-temps je n’ouvris la bouche. La terrasse sur laquelle nous nous trouvions était justement à mi-côte, c’est-à-dire dans la véritable perspective du tableau, en outre sous son vrai jour, car le soleil se levant à peine donnait un relief extraordinaire à tous les objets. Le brouillard, que j’avais un instant auparavant sur la tête, était alors au-dessous de mes pieds ; il s’étendait comme une mer immense et allait flotter contre les montagnes et jusque dans leurs moindres sinuosités. Je voyais des bouquets d’arbres dont le tronc était plongé dans la vapeur et dont la tête paraissait à peine ; des châteaux à quatre tours qui ne montraient que leurs cônes d’ardoise. La moindre brise qui venait soulever cette masse l’agitait comme une mer. Auprès de moi, elle venait battre contre les murs de la terrasse, et j’aurais été tenté de me baisser pour y puiser comme dans un liquide. Bientôt le soleil, la pénétrant, l’agita profondément et y produisit une espèce de tourmente. Soudain elle s’éleva dans l’air comme une pluie