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il les expose avec tant de lucidité, de vraisemblance et d’enchaînement, qu’on finit, ou peu s’en faut, par les juger inévitables. De là à excuser, à absoudre, à admirer même quelquefois les hommes qui ont figuré dans chaque phase avec désintéressement et grandeur, il n’y a qu’un pas, et l’historien, si l’on n’y prend garde, vous le fait faire. J’ai déjà moi-même tant discuté ailleurs[1] cette théorie de la fatalité, cette forme particulière de la philosophie de l’histoire, qu’il me répugne de m’y étendre de nouveau : qu’on me permette seulement de dire que je ne suis pas de ceux qui croient en général à un si visible et si appréciable enchaînement des choses humaines. Je crois volontiers à une loi supérieure des évènemens, mais aussi à la profonde insuffisance des hommes pour la saisir, et il y a trop de source d’erreur à ne faire que l’entrevoir : la clé qu’on croit tenir nous échappe à tout moment. Il n’appartient qu’à Pascal sans doute d’oser dire crument que, si le nez de Cléopâtre avait été plus long ou plus court, la face du monde aurait changé, et de se prévaloir nommément, comme il fait, du grain de sable de Cromwell ; mais il me semble dans le cas présent, avec Roederer[2], que le renversement du trône au 10 août n’était pas une conséquence inévitable de la révolution de 89 ; qu’il n’était pas absolument nécessaire que l’infortuné Louis XVI se rencontrât aussi insuffisant comme roi ; une dose en lui de capacité ou de résolution de plus eût pu changer, modifier la direction des choses dès le début. Il me semble avec un historien philosophe, le sage Droz, que la révolution aurait pu être dirigée dans les premiers temps ; et, une fois même qu’elle fut lancée et déchaînée à l’état d’avalanche, il dépendit de bien des accidens d’en faire dévier la chute et le cours. On a beau jeu de parler après coup de la conséquence inévitable des principes, mais, dans le fait, ils auraient pu courir et se heurter de bien des manières. Depuis quand a-t-on vu qu’un char, aveuglément lancé, portât-il une nation, ne pouvait verser à un tournant ? Bonaparte, pour ne citer qu’un moment décisif, pouvait ne pas être au 13 vendémiaire sous la main de Barras ; il pouvait être allé se promener à la campagne ce jour-là, et la Convention une fois renversée par les sections, que serait-il arrivé ? Les philosophes et les méditatifs aiment à se poser ces questions ; l’historien, je le sais, n’y est pas également obligé. Comme il ne s’adresse qu’aux faits accomplis, et qu’il faut bien que ces faits, pour s’accomplir, aient eu dans leur rapport et leur succession tout

  1. Dans les articles du Globe précédemment indiqués.
  2. Chronique des Cinquante jours, pages 1 et 2.