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l’auteur les complimens du guerrier mourant. C’est tout simplement un des plus beaux morceaux de haute critique qui se puisse lire en telle matière. L’auteur y commence par exposer les qualités complexes qui font le grand homme de guerre : ingénieur, géographe, connaissant les hommes, sachant les manier, puis administrateur en grand et presque un commis dans le détail, il faut que l’homme appelé à commander aux autres sur les champs de bataille soit préalablement tout cela ; mais ce n’est rien encore :


« Tout ce savoir si vaste, ajoute M. Thiers en couronnant le merveilleux portrait, il faut le déployer à la fois, et au milieu des circonstances les plus extraordinaires. A chaque mouvement, il faut songer à la veille, au lendemain, à ses flancs, à ses derrières ; mouvoir tout avec soi, munitions, vivres, hôpitaux ; calculer à la fois sur l’atmosphère et sur le moral des hommes ; et tous ces élémens si divers, si mobiles, qui changent, se compliquent sans cesse, les combiner au milieu du froid, du chaud, de la faim et des boulets. Tandis que vous pensez à tant de choses, le canon gronde, votre tête est menacée ; mais ce qui est pire, des milliers d’hommes vous regardent, cherchent dans vos traits l’espérance de leur salut. Plus loin, derrière eux, est la patrie avec des lauriers ou des cyprès ; et toutes ces images, il faut les chasser, il faut penser, penser vite, car une minute de plus, et la combinaison la plus belle a perdu son à-propos, et au lieu de la gloire, c’est la honte qui vous attend.

« Tout cela peut sans doute se faire médiocrement, comme toute chose d’ailleurs, car on est poète, savant, orateur médiocre aussi ; mais cela fait avec génie est sublime. Penser fortement, clairement, au fond de son cabinet, est bien beau sans contredit ; mais penser aussi fortement, aussi clairement, au milieu des boulets, est l’exercice le plus complet des facultés humaines. »


Thomas, si l’on s’en souvient, en son Éloge de Duguay-Trouin et dans une page qu’on dit éloquente, a décrit les difficultés et les dangers des combats de mer plus terribles que ceux de terre ; mais ici que le Thomas est loin ! Ce n’est pas un morceau de rhétorique, un beau lieu commun académique, on a la réalité grande et simple. M. Thiers, qui loue chez le maréchal Saint-Cyr la beauté du récit militaire, définit ainsi cette expression qui s’applique si souvent à lui-même : « Nous considérons, dit-il, comme beauté dans un récit militaire, la clarté, la précision, et le degré de couleur qui s’accorde avec une exposition savante. » M. Thiers, qui par goût est moins de l’école de l’armée du Rhin que de celle de l’armée d’Italie, sait joindre à ces qualités du récit la rapidité de l’éclair.