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d’une bouche qui leur paraît toujours petite. Les vieillards, les marabouts, viennent saluer leur hôte, se rangent en silence autour de lui et allument la pipe de l’amitié ; ils écoutent les paroles du nouveau venu, vendent ou achètent avec ruse si c’est un traitant, parlent bruyamment de guerre, de chassa et de la valeur de leurs frères aux longs cheveux, si c’est un marin. Tous ont horreur du travail qu’ils abandonnent aux femmes et aux captifs. Fuyant l’ardeur du soleil, ils restent couchés le jour dans leur hutte, ou s’étendent à l’ombre des jujubiers, des palmiers et des mangles des marigots. Le soir, rassemblés dans la plaine, près de la mer, sur les rives du Sénégal, ils assistent aux jeux des enfans, aux jongleries du griote, fou religieux, paria redouté, dont la case maudite ne peut s’élever au milieu de son peuple. Les guerriers environnent le marabout qui parle du prophète, raconte l’effrayante histoire des génies, les aventures des caravanes et les légendes des jardins embaumés et des villes merveilleuses, paradis des élus caché dans le sud enflammé, par-delà les grands fleuves et les montagnes, et dont le simoun, selon la volonté d’Allah, défend les approches. Les captives pilent le mil, les femmes préparent le kouskous ; les jeunes filles, un vase sur la tête, passent devant les groupes, allant puiser l’eau des puits. Enfin l’ombre plus épaisse tombe du haut des collines, les derniers travaux de la journée cessent, les esclaves quittent les champs, et la population se répand dans la savane, où les sons du tamtam retentissent. Au signal du sauvage tambour dont l’étrange harmonie les transporte, tous se mêlent, femmes, enfans, chefs et esclaves ; les mains frappent en cadence, les voix répètent les roulemens de l’instrument, les pieds trépignent sur le sable, tandis que, renfermé dans le cercle, un jeune nègre commence la danse lascive du bamboula. Le noir est seul d’abord avec le griote, qui, accroupi, son tamtam entre les jambes, prélude lentement ; le danseur suit la mesure, promène ses regards sur la foule ondoyante, et appelle à lui une femme. Aucune ne cède encore ; toutes, honteuses, baissent la tête, mais déjà les corps se sentent entraînés ; les chants, le choc des mains grandissent avec les éclats du tambour, qui résonne maintenant à coups pressés. Tout à coup une belle fille se précipite éperdue dans l’arène. Le rond se resserre aussitôt sur le couple, qui, la poitrine nue, les narines gonflées, les yeux perdus d’amour, obéit à toutes les fureurs du griote en délire. Le fou hideux s’est levé de terre ; ses doigts crispés râclent convulsivement la peau sonore ; il s’avance, l’écume à la bouche, et couve de son ardente prunelle les beautés que la danseuse défaillante ne peut plus défendre ; les femmes jettent leurs voiles dans l’enceinte ; l’homme vainqueur saisit sa compagne, et l’impur sorcier applaudit comme le satyre antique. Les libertés du bamboula se prêtent à servir les passions secrètes, et, devant les spectateurs uniquement occupés de l’élégance et de l’agilité des poses, des jeunes gens, séparés par les haines de leurs familles, jouent souvent entre eux ce drame aussi vieux que le monde, le drame de l’amour provoqué par les obstacles. Ainsi que les Indiens,