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Quelle a été l’intention de M. Heine ? A-t-il voulu placer l’un en face de l’autre le mélancolique rêveur de la Germanie et l’épicurien joyeux ? Cette idée a fourni à l’un de nos poètes une œuvre charmante, et les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié cette idylle de M de Musset, où Rodolphe et Albert, l’un si gracieusement mélancolique, l’autre si étincelant de verve et de folie, chantent en vers alternés, comme Ménalque et Damétas, l’ineffable douceur des chastes amours et les bruyantes voluptés des sens.

J’en ai connu plus d’une et j’en sais la chanson,

disait le poète ; serait-ce là l’épigraphe que M. Heine aurait voulu inscrire sur son recueil ? Mon Dieu, non. M. Heine n’y a pas songé. C’était, après tout, un thème acceptable pour un certain genre de poésie, et qui n’eût pas été mal approprié à son talent. Cette opposition, ce contraste, délicatement traité, lui eût fourni peut-être plus d’une inspiration heureuse. Il y a deux poètes, en effet, chez M. Heine : il y a le compatriote d’Uhland et de Schubert, le doux chanteur de cantilènes, et le poète parisien qui est venu puiser à ces sources vives et sonores de Villon, de La Fontaine, de Voltaire, troublées par lui quelquefois. Eh bien ! il pouvait nous montrer ces deux hommes, il pouvait les faire chanter alternativement. Sa plume, quand il le vent bien, est assez fine, sa main assez légère pour toucher délicatement certaines nuances, et il eût fallu que, dans l’enivrement même des joies bruyantes, l’auteur eût tempéré la hardiesse de ses tableaux par les souvenirs de la poésie printanière où il excelle, par le regret de la terre natale et par ces retours amers que connaissent si bien les voluptueux. M. Heine ne l’a pas voulu. Il a pris plaisir à peindre grossièrement, l’une après l’autre, ces courtisanes de bas étage dont la liste effrontée s’allonge sans cesse sous sa plume. On cherche en vain comment le poète rachètera la crudité de ses tableaux. La délicatesse est quelquefois dans le style, jamais dans la pensée. Quand, tout ému encore de ses premières pages, je vois paraître de tels masques sans vergogne, quand ces créatures de plaisir viennent usurper la place où brillait une pure image, j’entre en une sorte de colère contre l’écrivain qui froidement s’amuse à flétrir ses inspirations les plus douces. Il me semble que les Chananéennes raillent la gracieuse enfant qui tout à l’heure dictait de si charmans vers au poète, et je ne puis m’empêcher de répéter les sévères paroles que M. Quinet écrivait ici même il y a quelques années. « J’ai vu les chastes images de Thécla, de Clara, de Marguerite, de Geneviève, qu’insultaient de grossières courtisanes.