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rues ; on dirait d’une ombre ou d’un esclave. Quand le maître marche, il marche, et s’arrête quand il s’arrête. Alors le poète impatienté « Qui es-tu ? s’écrie-t-il. Je te vois toujours paraître à l’heure où des pensées profondes m’agitent et quand ce sont les destinées de l’humanité qui font battre mon cœur. Parle, que caches-tu là sous ton manteau, et que veux-tu enfin ? » Le compagnon lui répond gravement : « Ne te fâche pas, je t’en prie ; ne m’exorcise pas, et prends garde de devenir emphatique. Je ne suis ni un fantôme du passé, ni un fossoyeur. J’ai peu de goût pour la rhétorique et je n’entends pas grand’chose à la philosophie. Je suis un esprit pratique. Or, sache-le ce que ton esprit conçoit, c’est moi qui l’accomplis. Les années peuvent s’écouler ; je ne me décourage pas, jusqu’à ce que j’aie réalisé ta pensée. Tu penses, j’agis ; tu es le juge, je suis le bourreau ; aveu, l’obéissance d’un esclave, j’exécute toutes tes sentences, fussent-elles iniques. A Rome, on portait la hache devant le consul ; tu as aussi ton licteur, mais on te porte la hache par derrière. C’est moi qui suis ton licteur, et je marche toujours après toi avec ma hache étincelante. »

Il y a un peu de mélodrame dans ce début, et M. Heine l’a senti quand il se fait recommander fort à propos de ne pas tourner à l’emphase. C’est aussi pour cela qu’il s’arrête tout court, sans oser nous dire ce que va faire son terrible licteur et pourquoi sa hache est aujourd’hui si nette, si luisante, si bien aiguisée. Au chapitre suivant, nous trouvons le poète dans son lit. « Qu’on repose doucement, dit-il, dans ces lits d’Allemagne ! Ah ! c’est là que la patrie est libre, heureuse, triomphante ! Que de songes, que de rêves dans ces doux lits de plume ! » et, s’appropriant un mot bien connu de Jean-Paul, il est heureux de penser que, si la terre appartient aux Français et aux Russes, si la mer est anglaise, les Allemands, maîtres des nuages, sont les légitimes souverains de l’empire des songes. Là-dessus, il s’endort comme si les anges le berçaient. Or, savez-vous quel doux rêve lui apportent les anges ? Il rêve qu’il marche encore à travers les rues sonores de la ville, accompagné de son noir licteur. Il est las, accablé, ses genoux plient, mais je ne sais quelle force inconnue le pousse toujours plus loin. Son cœur bat avec violence, son cœur se brise, et ses doigts se teignent du sang de sa plaie. Si de ses doigts ensanglantés il touche en passant une de ces vieilles maisons, la cloche des morts y sonne tout à coup, doucement, tristement. La lune, d’instans en instans, devient plus pâle, et les nuages passent en galopant, comme des chevaux noirs, sur sa face troublée. Il marche toujours avec son étrange serviteur, et arrive sur la place du Dôme. La porte de la cathédrale est ouverte : ils