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tirer la vérité, la vraie justice et la vraie vertu. Le principe du néant de la nature humaine a encore une autre conséquence, et une conséquence également nécessaire, le néant du mérite de nos œuvres. Elles appartiennent à la grace quand elles sont bonnes ; le péché seul est à nous, parce que le péché vient de la nature corrompue. De là ce tremblement perpétuel de la créature humaine, incertaine si c’est bien en elle la grace qui opère ou l’esprit propre et la lumière naturelle ; de là des austérités excessives, un ardent et sombre ascétisme, le monde converti en une thébaïde et en un calvaire, la fuite des plaisirs les plus innocens, l’impatience de la vie et l’invocation de la mort, et, en attendant, le continuel effort de mourir à la vie de la nature et de ne laisser subsister en soi que celle de la grace ; de là une immense humilité et un immense orgueil, l’une qui se tire du sentiment de notre néant propre, l’autre du sentiment de l’action de Dieu en nous ; de là encore l’attachement le plus opiniâtre à nos pensées, comme nous venant de Dieu même, avec un courage merveilleux, capable de résister, au nom de Dieu, à toutes les puissances de la terre, même à la première de toutes, celle du saint-siège ; de là, en un mot, une grandeur incomparable et des excès de toute sorte dans la doctrine et dans la conduite : excès et grandeur mêlés ensemble, se soutenant et périssant ensemble, parce qu’ils partent du même principe, le néant de la nature et la force unique, mais invincible, de la grace. Séparer, dans Port-Royal, la grandeur de l’excès, le bien du mal, le vrai du faux, retrancher l’un, retenir l’autre ; vaine entreprise ! Tout ici tient au même esprit, tout vient du même fond. Tempérer Port-Royal, c’est l’anéantir. Laissons-lui donc sa grandeur et ses défauts : honorons-le, mais sans superstition. Reconnaissons dans Port-Royal les hautes qualités qui le recommandent à la vénération des siècles, la droiture, la conséquence, l’intrépidité, le dévouement ; mais reconnaissons aussi que deux qualités plus éminentes encore lui ont manqué : le sens commun et la modération, c’est-à-dire la vraie sagesse.

Le jansénisme ainsi défini, que lui pouvait être la philosophie ? En vérité, d’après ce qui précède, il est à peine besoin de le dire. Le jansénisme et la philosophie s’excluent évidemment. Selon le jansénisme, la grace peut tout, la nature ne peut rien, et la raison naturelle, destituée de la lumière de la grace, erre au milieu d’insurmontables ténèbres. La philosophie, au contraire, comme nous l’avons dit, est établie sur ce fondement que l’homme, même en son état actuel, possède une faculté de connaître, limitée mais réelle, et capable, bien dirigée,