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immense de forêts et de collines, d’où ressortent çà et là des châteaux, des villages et des églises. Plus bas s’élève la Prebischpforte, effroyable entassement de granit. On n’imaginerait pas autrement la porte de l’éternité. C’est là que les bons génies de la Bohème veillent la nuit et font sentinelle pour préserver le sol qu’ils protègent de l’invasion des esprits malfaisans. Rien ne saurait rendre l’effet de ces masses de roc, de ces monstrueux débris, vus de l’endroit où nous étions. A la confusion des projectiles, on eût dit le champ de bataille d’une armée de titans. A l’horizon, vous aperceviez, nageant dans le bleu, la terre des Bohèmes, le Prebischberg, le Rosenberg et le Kahlstein. Moitié descendant, moitié grimpant, par la hauteur et par l’abîme, nous atteignîmes Hirniskretschen, d’où nous saluâmes l’Elbe de nouveau, non sans avoir jeté un regard de regret sur cette partie de l’horizon qui nous dérobait Prague, car cette fois nous ne devions pas pousser plus avant notre excursion. Une gondole nous attendait sur le fleuve, dont le plus vaporeux clair de lune argentait la calme transparence, et environ une heure après, nous prenions possession pour la nuit de l’auberge de Schandau, rompus de fatigue et pressés de cette faim qui guette dans les montagnes les gens à la recherche du romantisme et du pittoresque, non moins que les chasseurs de daims et de chamois.

Le jour suivant, nous visitâmes la forteresse de Königstein, espèce de Gibraltar inaccessible, où la main des hommes a prodigieusement tiré parti des bouleversemens singuliers de cette nature âpre et tourmentée. Une seule ouverture creusée dans le roc, mais si rude qu’on a dû pratiquer des appuis des deux côtés, une seule ouverture vous conduit, à travers l’obscurité la plus glacée et la plus noire, dans les mille spirales inextricables de ce labyrinthe fortifié. La citadelle de Königstein ne saurait être ni minée, ni réduite par la faim, attendu qu’au premier de ces deux fléaux elle échappe par sa situation vraiment exceptionnelle, et qu’elle a contre le second le vaste jardin de sa plate-forme, comprenant une demi-lieue environ. Or, on devine de quelle utilité pourraient être, dans les momens difficiles, ces terrains étendus où le blé se récolte, et qui foisonnent en même temps de vignes et d’arbres fruitiers. Ici du moins on doit dire que, si la nature a fait la position escarpée et redoutable, elle a voulu en revanche la pourvoir de greniers peu communs. Le Lilienstein, placé de l’autre côté de l’Elbe, juste vis-à-vis la forteresse, qu’il domine et semble par cela même menacer, dans le fait ne saurait lui nuire, ses hauteurs à pic étant impraticables à l’artillerie. Le puits de Königstein mérite de passer pour une des merveilles de la patience et de l’industrie humaines.