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gloire, ne pensant qu’à l’intérêt de la vérité, toujours errant d’asile en asile et ne sachant pas où le lendemain il reposerait sa tête, Arnauld a passé toute sa vie les armes à la main : il a dispersé ses forces en mille écrits de circonstance, au lieu de les rassembler sur quelque ouvrage immortel. Il a semé çà et là des traits et même des pages admirables, mais il n’a pu connaître cet art patient de la composition et du style, ce soin assidu de la beauté de la forme qui seul conduit un livre à la perfection et à la postérité. Arnauld a donc manqué le premier rang en tout genre, excepté dans la controverse. Là Bossuet lui-même ne lui est point supérieur. Il serait injuste aussi de ne lui pas accorder une place très élevée en philosophie.

Arnauld, comme Nicole, avait étudié la philosophie dans un des collèges de l’Université de Paris. Entré en Sorbonne, il y prit successivement tous ses degrés avec un grand éclat. Son étude favorite fut celle de saint Augustin, où il puisa comme un avant-goût des principes de Descartes et de ceux de Port-Royal. Aussi, dès que parut, en 1637, le Discours de la Méthode avec les trois grands ouvrages de physique et de mathématiques qui s’y rapportent, Arnauld reconnut en quelque sorte la philosophie qu’il cherchait, qui même était déjà dans sa pensée. De 1639 à 1641, pendant deux années consécutives, il fit lui-même en Sorbonne, dans le collége du Mans, un cours régulier et complet de philosophie. On assure que de ce cours sortirent plusieurs élèves distingués qui introduisirent l’enseignement d’Arnauld dans l’Université de Paris[1]. Mais la trace la plus sûre qui nous en reste est la thèse trop peu connue qu’il fit soutenir en 164.1 : elle contient plus d’une proposition bien digne d’être remarquée, et l’esprit qui y règne se retrouve presque tout entier dans les écrits postérieurs d’Arnauld[2]. Dans le même temps, il écrivait cette célèbre

  1. Préface historique du tome XXXVIII, page 2. — Parmi ces élèves, on cite Pierre Barbay, depuis professeur de philosophie, dont le péripatétisme très mitigé sert, en quelque sorte, d’intermédiaire entre le vieil enseignement péripatéticien et l’enseignement nouveau, celui de Pourchot, par exemple, où paraît déjà et prévaut presque le cartésianisme.
  2. Œuvres d’Arnauld, tome XXXVIII, p. 1. Conclusiones philosophicoe. En logique, on y rencontre un certain conceptualisme, assez voisin du nominalisme, qui explique à merveille l’antipathie d’Arnauld pour la théorie des idées de Malebranche. Les universaux ne lui sont que des notions communes et des noms communs : toute réalité est dans les individus. En mathématiques, Arnauld critique les élémens d’Euclide, dont les démonstrations ne lui paraissent pas toujours assez lumineuses, préludant ainsi à ses réflexions de la quatrième partie de la Logique et à ses Elémens de Géométrie. Dès cette époque, c’est-à-dire dès l’année 1641, il attaque, en astronomie, le système de Ptolémée ; il ose dire que l’immobilité de la terre ne repose sur aucune preuve, ni astronomique, ni physique, et que c’est l’autorité et non la raison qui nous le persuade. Plus tard, Pascal n’osera pas même aller jusque-là. En morale, le système d’Épicure, le système stoïcien et le péripatétisme sont mis fort au-dessous de la morale platonicienne, couronnée par le christianisme. La liberté humaine est admise ; mais déjà se montrent quelques propositions dont le jansénisme peut s’accommoder. « L’indifférence accompagne d’ordinaire la liberté ; mais elle n’y est point nécessaire. Celui qui ne peut pécher est sans aucun doute plus libre que celui qui peut pécher. » En physique, on y donne comme probable l’opinion que l’étendue n’est pas distincte des choses étendues, c’est-à-dire l’espace des corps. En métaphysique, toute essence éternelle autre que Dieu est une chimère : toutes les entités ne sont que l’être lui-même. Les formes substantielles sont inutiles. Pour un esprit libre de préjugés, il n’est pas moins, évident que Dieu existe qu’il est évident que deux est un nombre pair.