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Quoi qu’il en soit, Lao-tseu eût-il puisé ses préceptes dans les traditions primitives, il ne poursuivait pas, comme Confucius, avec une extrême rigueur la réhabilitation des siècles précédens. On peut même l’accuser de vouloir mettre la lumière sous le boisseau ; il reproche à Confucius d’être trop répandu au dehors ; il voit de la vanité dans l’empressement de celui-ci à manifester la vérité au milieu de la cour et dans le palais des grands. « Celui qui possède un trésor, dit-il quelque part[1], le cache avec soin de peur qu’on ne le lui enlève. » La sagesse cependant n’est-elle pas le flambeau qu’on voudrait mettre à la main de tous les hommes, le trésor qu’au lieu d’enfouir on doit semer en abondantes aumônes autour de soi ? Pourquoi le philosophe se plaît-il à s’entourer de mystère ? Sous cette modestie exagérée, sous cet amour jaloux de la vérité, Lao-tseu semble cacher une vanité blessée ; on le surprend à désespérer du monde, que Confucius a l’espoir et l’ardent désir de régénérer. Celui-ci traduit tout en enseignemens ; celui-là explique longuement la nature du Tao, de cette voie divine qu’il cherche, dans laquelle il marche, presque sans se soucier d’y attirer les hommes sur ses pas. L’un prêche par ses paroles et par son exemple au milieu de la société qui périclite : il combat ouvertement le vice en célébrant la vertu ; l’autre se retire dans la solitude et s’entretient avec ses pensées, vox clamabat in deserto. Le premier admire le bien et l’honore en lui-même comme en ceux qui le pratiquent ; le second, remontant à l’origine des choses, et pour ainsi dire aux temps qui précédèrent la création, va jusqu’à s’affliger de la vertu qui n’est vertu que parce que le vice existe, du bien qui n’est bien que parce que le mal le fait ressortir. Lao-tseu eût-il donc rejeté le dogme de la réparation, que Confucius semblait chercher et que les bouddhistes proclamèrent ?

Bien qu’inférieure à la doctrine du moraliste en ce qu’elle semble négliger l’application et la pratique, la philosophie de Lao-tseu lui est supérieure par d’autres côtés. D’abord elle a le mérite de se rattacher çà et là aux idées répandues sur toute la surface du monde païen, par conséquent de faire rentrer la Chine dans la grande famille des nations dont elle se sépare si brusquement à son origine. Si cette philosophie a la faiblesse de fuir le contact des hommes qui la gêneraient dans le libre exercice de ses spéculations, elle a le courage d’aborder les hautes cimes de l’intelligence, au risque d’y rencontrer le vertige ; si elle a l’indolence de l’oiseau qui se repose sur ses ailes et s’y balance mollement,

  1. Mémoires sur les Chinois, vol. III, p. 40.