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Il faut bien le dire, puisque telle est la vérité, la société se désorganisait en France, elle s’organisait en Angleterre. Paris applaudit à la triste gaieté d’un chef-d’œuvre, Turcaret ; Londres fait Addison ministre pour avoir écrit ce grave et doux sermon périodique intitulé le Spectateur. Il fallait bien que l’Angleterre eût son temps de perfection relative, et atteignit l’apogée de son mode social ; la France monarchique avait trouvé sa belle époque sous Louis XIV, et rien chez les Anglais ne peut se comparer à cela.

La France mal gérée faisait trois fois de suite banqueroute. L’Angleterre, admirablement administrée, créait la caisse d’amortissement, les banques et les caisses d’épargne. La France, comme un prodigue déjà ruiné, avait recours aux prêts usuraires. L’Angleterre, comme un bourgeois économe, était prévoyante même dans son luxe. Ainsi la monarchie mourait chez nous, et le gouvernement des chambres grandissait chez nos voisins. C’est bien assez pour expliquer la révolution.

Il est inutile d’appuyer sur l’antithèse des deux sociétés anglaise et française à cette époque, l’une toute d’ambition et de vie pratique, l’autre toute de volupté et de théorie. Quant à soutenir avec le docteur Schlosser de Heidelberg[1] que la France et l’Angleterre se confondirent au XVIIIe siècle pour les mœurs comme pour les idées, cela est impossible, et nous le reconnaîtrons bientôt. Jamais l’Angleterre ne fut française ; jamais, au plus fort de notre anglomanie, nous n’avons abdiqué notre caractère. La liaison des deux peuples, composée d’antipathie et d’entraînement, fut d’autant plus piquante, que l’étonnement se mêlait au désir, et que l’on cherchait à se comprendre sans y réussir toujours. Cette attraction et cette répulsion, ce mouvement double et irrésistible, comment s’opéra-t-il ? Que produisit-il ? D’où venaient les courans électriques ? Quels en ont été les moteurs et les résultats ? L’étude invite à l’analyse.

Ces deux sociétés se rencontrent, s’éclairent, s’étonnent, et cherchent à se pénétrer. Quelle impression mutuelle résulta de leur double apparition et de leur choc ? Il n’y avait pas, à vrai dire, de salons en Angleterre, mais des clubs, des bals, des théâtres, des châteaux, un sénat, et dans le fond la vie domestique. Nous avions, nous, le salon de Mme de Tencin, les coteries de Mme Geoffrin, de Mme Du Deffand, de Mme de Lespinasse et du baron d’Holbach ; mais nous n’avions pas de vie publique. Avant d’imiter les Anglais, il nous fallait comprendre

  1. Geschichte des XVIII th. Jardunderts, 2e theil., 3 abth. Leipzig, 1843.