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temps et se laissa, bientôt prendre au charme de nos mœurs faciles. « Lady Hervey, dit lord Chesterfield à son fils, va passer tout l’hiver à Paris, où vous êtes ; je m’en réjouis pour vous. Elle n’a pas quitté les cours, et personne n’est plus jolie et plus gracieuse sans frivolité. Elle sait infiniment et ne le dit à personne ; c’est le ton de la parfaitement bonne compagnie, les manières les plus engageantes, et le je ne sais quoi qui plait. » Là-dessus, en véritable homme du monde, il invite son fils à se ménager l’ombre protectrice des ailes de lady Hervey ; cette dernière, à ce qu’il parait, accepta l’hommage, mais non le patronage. Une fois à Paris, et mêlée aux Boufflers, aux Créqui, aux Montmorency, elle quitta le moins possible cette douce civilisation, si veloutée et si piquante. « C’était une demi-française, dit lady Bute dans ses souvenirs. » On finit par la regarder à Londres avec une sorte d’envie. « Je la crois naturalisée française, dit lady Chesterfield ; elle n’est plus des nôtres. » Enfin Walpole, Français par la finesse de l’esprit, Anglais par l’originalité des goûts, se plaint, dans une de ses lettres, « de ce qu’elle raffole, dit-il, de tout ce qui est français. » Elle revint à Londres, à soixante-huit ans, le plus tard qu’elle put, pour y mourir en incrédule et « pour y mourir avec grace, » dit encore Walpole. Au milieu d’affreuses tortures qui ne lui laissaient pas un moment de répit, elle écrivait à son fils, le duc de Bristol : « Je sens ma fin approcher ; mais je ne souffre pas : une vieille femme peut-elle rien désirer de plus ? » Walpole ajoute : « Ses dernières paroles furent convenables comme sa vie entière ; la convenance, c’est là grace, et tout le monde peut se donner celle-là quand toutes les autres ont disparu. »

Ainsi s’opérait la double séduction de l’Angleterre par la France, et de notre société par les mœurs anglaises. Nous nous laissions prendre par le côté sérieux de nos voisins ; ils cédaient à l’attrait de la grace et du, plaisir. Les idées hardies de Bolingbroke, l’incrédulité épicurienne de lady Hervey, que le sceptique Conyers Middleton avait élevée, descendaient à la fois dans les salons et dans le peuple, chez les bourgeois et les gens de lettres, préparés par la société de Ninon de Lenclos et par celle du Temple. Nous n’exercions pas sur les masses puritaines, sur les bourgeois commerçans, sur les hommes d’état de Londres, une semblable influence ; elle n’atteignait que quelques élégans et ne pénétrait pas plus loin que, la zone de Walpole, de Mary Hervey et de George Selwyn. L’échange n’était pas égal. Une organisation politique très forte, des finances prospères, un esprit national très âpre, résistaient à notre puissance de sociabilité et de volupté.