Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 9.djvu/561

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Chez nous, une monarchie qui s’affaissait dans la banqueroute, et un énervement mêlé d’ardens désirs vers un avenir meilleur, assuraient la domination intellectuelle de nos voisins. Locke, Toland, Bolingbroke, Conyers Middleton, Chubb, vinrent renforcer les doctrines de Gassendi et les doutes voilés de Fontenelle. Bayle y mêla son érudition et son indifférence aiguisée. Mais toute cette influence des livres eût été absorbée et annulée en peu de temps, si le bouillonnement orageux de cette société anglaise n’eût sans cesse rejeté sur nous ses exilés, ses transfuges ou ses ennuyés.

Après Hamilton et Jacques II, voici Bolingbroke et Stormond, et surtout la belle lady Hervey, interprètes bien plus actifs par leur présence et leur action vivante, par leur exemple et leur jeu dans les intérêts de la société française, que la lettre morte des volumes imprimés. On peut retrouver, dans les lettres de Charlotte de Bavière, de Mme Desnoyers, de Voltaire, de Mme Dubocage, de Mme de Tencin, les traces vives de cette première impression. Il était évident que ce serait la société française qui serait entamée. Marie Hervey, elle-même, était revenue mourir à Londres. Walpole s’obstinait à défendre Shakspeare contre Voltaire, pendant que Diderot et Grimm, même Suard et Marmontel, sans compter les enfans-perdus, Mercier et Letourneur abandonnaient les anciens dieux, critiquaient Boileau, vantaient démesurément Richardson, osaient admettre Othello et Hamlet parmi les chefs-d’œuvre et ouvraient au grand William notre panthéon littéraire.

Il résulta de cette situation quelque chose de bizarre. L’impiété et la dévotion, Bolingbroke et Addison, Fielding et Richardson, Sterne et Goldsmith, c’est-à-dire ce que l’on peut imaginer de plus hostile et de plus contradictoire, pénétrèrent à la fois en France. L’élégant et populaire Addison était moral ; il n’eût pas été populaire sans moralité ; mais Sterne était parfois cynique, et n’en plaisait que davantage aux grands seigneurs. Quand la France, fatiguée de monarchie, voulut aussi être populaire, elle adopta la moralité d’Addison, sans se priver de Sterne et de son caprice hasardeux. Elle ouvrit Crébillon fils d’une main, et de l’autre feuilleta Richardson. Ce contraste se retrouve chez Diderot, qui décrit avec une verve si chaude les voluptés d’Otahiti, et vante la chasteté bourgeoise dans le Père de Famille. Le dernier terme de cette incroyable antithèse, c’est Louvet, héros de révolution, auteur de Faublas.

L’Angleterre en, masse ne nous rendait pas l’admiration dont nous couvrions toute sa société, ses violences, ses vices et ses vertus.