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d’esprits, les échanges d’idées, les conversations que personne n’a recueillies, les impressions reçues et rendues, les sympathies et les haines nées de ce croisement des intelligences. Voici Wharton à Rouen, Bolingbroke à Orléans et à Paris, Hamilton à Saint-Germain, lady Hervey chez la duchesse de Montmorency, Atterbury chez le président Hénault ; Hales, qui se fait appeler D’Hèle, soupant avec Préville, Collé et l’abbé de Lattaignant. Chacun de ces hommes vivant, agissant, parlant dans son groupe, n’a-t-il pas sur ce qui l’entoure plus de prise, de valeur et d’action que l’ouvrage le mieux fait ?

On ne se rappelle plus ces hommes que leur activité même a jetés hors de chez eux comme la lave hors du volcan, et qui ne sont plus que cendre. Ils agirent très vivement sur notre pays. Êtres remuans et sympathiques, ils vécurent parmi nous, et notre société amollie et ingénieuse leur fut comme livrée. Après eux seulement parurent Hume, qui s’étendait dans son grand fauteuil, bâillant et croisant ses mains sur son abdomen en attendant que les marquises adorassent sa laideur ; Gibbon, dont la caricature amusait la sévérité de Mme Necker ; le froid Robertson correspondant avec M. Suard ; Sterne, dont le passage fut inaperçu malgré ses efforts, et bien qu’il s’agenouilla en pleurant devant le Henri IV du Pont-Neuf. Ce furent les gens du monde qui ouvrirent la tranchée et frayèrent la route ; ils semèrent leurs doutes et leurs idées, et préparèrent l’admiration et l’étude des écrits. Si cela était donné à l’homme, si la mort et le passé n’avaient pas d’impénétrables voiles, je voudrais étudier le mouvement de la vie dans sa réalité même, persuadé que les hommes sont bien plus importans que les livres ; — le livre le plus beau n’est qu’un fragment incomplet de la pensée humaine, un reflet égaré de l’homme qui l’a conçu, — et comme le débris d’un débris.


PHILARÉTE CHASLES.