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croire à sa perpétuité, ce serait donc admettre l’existence d’un monument entièrement à ogive, non plus au début du XIe siècle, mais bien avant l’an 1000. Ce serait faire un acte de foi encore plus complaisant que celui qu’on nous demande pour la cathédrale de Coutances.

Cette thèse a pourtant été soutenue[1]. On a prétendu que les chroniqueurs ne parlant pas d’une reconstruction de la cathédrale postérieurement à 1114, cette reconstruction ne pouvait avoir eu lieu. Pour nous, elle n’en est pas moins certaine, et à défaut de toutes les raisons que nous venons d’en donner, il suffirait, pour se convaincre, de jeter les yeux sur un autre monument encore debout dans la ville de Laon, l’église de l’ancienne abbaye de Saint-Martin. Cette collégiale n’ayant été réformée et régularisée par saint Norbert qu’en 1124, et le nombre des religieux ne s’étant augmenté dans une proportion assez considérable pour motiver la reconstruction de l’église qu’environ douze ans après, on ne peut faire remonter cette reconstruction qu’à 1140, ou tout au plus à 1136. Eh bien ! à l’exception de la façade, qui est beaucoup plus récente, l’église entière n’est percée extérieurement que de fenêtres à plein cintre ; sa forme, son aspect général, les sculptures de la corniche, les moulures qui relient les cintres des fenêtres, tout en elle appartient au style roman de la dernière époque.

Que ceux qui verront cette église de Saint-Martin de Laon la comparent avec la cathédrale, et qu’ils se demandent s’il est possible de supposer que, de ces deux édifices, la cathédrale soit le plus ancien. Admettons même, si l’on veut, l’hypothèse d’une reconstruction totale en 1114, hypothèse démentie par les faits, comme on l’a vu plus haut ; il n’en sera pas moins hors de toute vraisemblance qu’à côté d’un monument où le style à ogive semble déjà presque parvenu à son entier développement, il se soit élevé, vingt ou trente ans plus tard, dans la même ville, un autre monument servilement fidèle, par ses formes extérieures, aux lois de l’ancienne architecture, et se rattachant à peine à l’époque de transition par quelques arcades à ogive qui se montrent timidement à l’intérieur[2].

  1. Voyez Devismes, Histoire de Laon, t. Ier, p. 226.
  2. On pourra dire, nous le savons, que l’église Saint-Martin dépendait d’une abbaye ; que le clergé régulier était en général très attaché aux traditions anciennes, très peu enclin aux innovations ; qu’il ne serait donc pas étonnant que les moines de saint-Norbert, en construisant leur église, n’eussent pas pris modèle sur la brillante cathédrale qu’ils avaient devant les yeux. L’observation est vraie, mais seulement dans une certaine mesure. Entre une abbaye et une église séculière bâties à même époque, il y a presque toujours une certaine différence, c’est-à-dire un plus de tendance aux idées novatrices dans l’église séculière, un peu plus de respect pour les anciennes traditions dans l’abbaye ; mais ni d’un côté ni de l’autre on ne saute deux ou trois degrés intermédiaires, soit en arrière, soit en avant. Les différences se bornent à des nuances peu sensibles. Ici, au contraire, deux styles entièrement opposés sont en présence ; leur apparition simultanée serait déjà un vrai prodige, mais on va plus loin. On veut que celle de ces deux églises qui est la plus moderne en apparence, c’est-à-dire la cathédrale, soit en réalité la plus ancienne. Ce premier point établi, on n’est malheureusement pas maître de rendre la cathédrale plus ancienne seulement de vingt ou trente ans ; l’hypothèse d’une reconstruction totale, en 1114, est, comme on sait, inadmissible : il faut donc remonter à un siècle ou deux pour assister à la construction première de l’édifice ; dès-lors les moines de Saint-Martin, en construisant leur église, ont dû faire un terrible effort rétrospectif, puisque l’aspect qu’ils lui ont donné est plus ancien que celui d’un monument qui aurait été bâti plus de deux siècles auparavant.
    N’avions-nous pas raison de dire que cette observation, sur les caractères de l’architecture propre aux abbayes et aux églises séculières, n’était vraie que dans une certaine mesure, et l’application qu’on en voudrait faire ici ne serait-elle pas complètement dépourvue de fondement ?