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morceau bien fait, un récit franc et allant au but, habilement semé de traits d’observation et de mots incisifs : l’ordonnance en est simple, mais parfaite ; les ornemens en sont sobres, mais exquis. Là, comme toujours, cette plume constamment sûre d’elle-même s’empare du détail caractéristique et répugne à tout développement inutile. L’odyssée singulière et presque fabuleuse de sa jeunesse, à laquelle Nodier lui-même a emprunté depuis tant de souvenirs pittoresques qu’il a idéalisés et transformés, cet enfant dont on imprimait à douze ans les discours républicains, ce terroriste imberbe qui menaçait son père de se tuer pour avoir la grace d’une inconnue, ce candide enthousiaste de Werther qui regardait comme le plus beau jour de sa vie celui où il put se vêtir d’un habit bleu et d’une culotte jaune, ce monomane du malheur qui se croyait proscrit et qui poursuivait les papillons dans les montagnes en croyant fuir les gendarmes, ce démocrate que le jury faillit condamner à mort pour s’être fait le parodiste des clubs démocratiques, ce royaliste qui dénonçait lui-même ses vers républicains contre Bonaparte, toute cette série enfin de personnages bizarres que joua successivement Nodier est mise en scène avec l’art achevé qu’on connaît à M. Mérimée. S’il n’y avait dans ce récit je ne sais quel caractère chimérique exclusivement propre au héros, on pourrait le regarder comme un de ses meilleurs contes. Mais voyez si le contraste est piquant ! M. Mérimée ici ne fait que raconter, et il se trouve pourtant être moins réel que quand il invente. C’est que, de tous les romans de Nodier, le plus invraisemblable à coup sûr est encore le roman de sa vie. M. Mérimée n’eût pas de lui-même choisi ce thème-là.

L’auteur de Colomba a donné à l’Académie un exemple excellent et que nous voudrions voir suivi. Il ne s’est pas composé un rôle, il a osé rester de tout point fidèle à sa manière et être lui-même. Trop souvent le style académique est une espèce de livrée sous laquelle chaque nouvel élu perd son caractère. J’entendais dire l’autre jour à quelqu’un, qui tenait entre les mains le recueil récemment réimprimé des discours de réception depuis vingt ans, que c’était un bal brillant, mais où il n’y avait guère que des dominos. Le mérite de M. Prosper Mérimée, au contraire, est d’avoir su garder son propre et original costume. C’était le seul moyen de rajeunir cette forme usée de l’éloge. En ne visant pas à l’éloquence, M. Mérimée a évité le lieu commun ; en se garant des formules banales, il n’est à aucun moment tombé dans l’enflure. Contre l’habitude même, il ne s’est pas fait discursif, il n’a pas grapillé l’épisode comme on n’a guère scrupule de le faire en