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armis virisque clara, elle ne périrait pas non plus dans l’ombre, et il se trouverait encore quelque grand historien, comme Tacite au César, pour consacrer à sa chute une page honorable ; mais nous ne sommes pas aux jours de Rome et d’une domination universelle. En admettant que la Suisse puisse être conquise, il est permis de demander, avec un journal de Lausanne qui faisait dernièrement cette question, si elle serait bien facile à digérer ? Le philosophe Baader pensait à peu près de même, lorsque, dans son langage bizarre, mais expressif, il disait : « En Suisse il y a encore du noyau. » Qui a vu de près ce pays si différent des autres, quoique si lié avec eux, qui le connaît en lui-même, dans sa réalité pratique et populaire, comprendra ce que nous avons en vue, les élémens de force et de vie qui résident en lui, et l’énergique résistance qu’il opposerait sur tous les points de sa masse, sinon dans son ensemble, avant de se laisser absorber par d’autres.

D’ailleurs, comme chez tous les peuples rustiques et laborieux, il y a chez les Suisses, au milieu de leur rudesse fougueuse, un principe de conservation et de retenue sensée, un instinct pratique et modérateur qui les a toujours, jusqu’ici, rapprochés et sauvés dans leurs plus grandes divisions. C’est là leur bon génie. Il vient alors, comme jadis l’ermite Nicolas de Flue à la diète de Stanz, et ramène jusqu’aux plus égarés. Comme avec le vent pur et frais des glaciers, il souffle du haut de la montagne un esprit d’apaisement qui finit par être écouté. Il conseille la tolérance ; il admet le communisme seulement parmi les troupeaux de l’alpage ; il avertit les conservateurs d’être moins âpres et moins entêtés ; il reproche aux radicaux le matérialisme ou l’enfantillage qui prend toute espèce de libertés pour la liberté, et la brutalité négative pour le progrès positif. À la dernière diète, on l’a même entendu, élevant sa voix émue devant les tribunes frémissantes et devant l’immobile assemblée, conjurer Lucerne, au nom de la patrie, de ne pas appeler avec les jésuites la discorde, et peut-être la guerre dans la confédération.

Pour bien comprendre toute la portée de cet avertissement, il faut se rappeler quelle est la situation intérieure de la Suisse. Sous l’action uniforme de l’esprit national existent autant d’esprits particuliers indépendans et égaux qu’il y a de petites républiques dans la république commune. L’équilibre est nécessaire à cette combinaison d’intérêts opposés : c’est une des conditions fondamentales de la paix, de la prospérité et de la durée de cet ordre de choses. Il faut que les protestans et les catholiques, les conservateurs et les radicaux, la race allemande et la race française ou italienne, chacune avec sa langue, les intérêts industriels et les intérêts agricoles, la démocratie pure ou représentative, et les tendances aristocratiques ; il faut, dis-je, que tous ces élémens scient en présence pour se contenir réciproquement et former un organisme politique sain et vigoureux. Malheureusement, si, au sein d’une de ces oppositions, l’un des extrêmes prononcés, irais négatifs, devient, par suite d’une circonstance ou d’une transformation quelconque, l’ennemi déclaré, agressif et actif de l’extrême opposé, vous