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les œuvres productives et durables ne sont pas si bruyantes ; elle vérifie ses calculs, trouve son compte, et salue son propre avenir jusque dans les triomphes de lord Ellenborough.

La pensée de la Russie en Orient, ce n’est pas tant aujourd’hui de s’y assurer un empire immédiat, c’est bien plutôt d’y user celui de l’Angleterre, en l’obligeant, par de continuelles frayeurs, à fatiguer sans cesse pour sa défense et les immenses ressources dont elle dispose et les immenses populations qui la servent ou la craignent. Elle l’assiége exprès de vagues terreurs, elle l’obsède à force d’alarmes, qui, si fondées qu’elles soient, restent insaisissables ; ce sont des trames qu’on ne cache qu’à moitié, des ennemis qui ne se montrent que pour disparaître, en somme une hostilité permanente à tous les points de l’horizon. Tantôt alliée de la France contre l’Angleterre et tantôt de l’Angleterre contre la France, la Russie s’est toujours maintenue, vis-à-vis du cabinet de Londres, dans une position assez forte pour que celui-ci redoutât d’en venir avec elle à des explications très décisives. Elle était ou trop nécessaire ou trop inquiétante en Europe pour qu’on n’usât pas de grands ménagemens au sujet des affaires d’Asie, et comme d’autre part on ne se dissimulait rien de cette sourde agitation que l’ambition moscovite propage partout devant elle, comme on en savait les inconvéniens et les menaces, il fallait bien essayer de l’arrêter. Prise entre ces deux nécessités, l’Angleterre ne sut point se tirer de l’une, parce qu’elle avait trop subi l’autre.

On n’ignorait pas d’où partait le mal, mais on ne pouvait guère s’attaquer à la source sans tomber aussitôt dans des complications toutes nouvelles, et l’orgueil anglais n’est pas tellement emporté qu’il ne se résigne à propos aux exigences d’une politique de sang-froid. N’osant pas aller droit aux Russes dont on respectait quand même l’incognito d’ailleurs assez mal gardé, on voulut en quelque sorte frapper à côté d’eux, comme pour avertir et déconcerter tous ceux qui seraient tentés de se laisser gagner à leurs manœuvres. L’Angleterre a brisé dans l’Inde ses anciennes amitiés, elle en a noué d’autres moins honorables et moins solides, elle s’est faite agressive et conquérante, elle a été dure, injuste et capricieuse à l’égard de ses voisins d’Orient, le tout à l’adresse des prétentions russes et dans l’espoir de les paralyser indirectement, puisque le courage lui manquait pour les combattre en face. Elle ne pouvait pas mieux les servir, et ç’a été le comble de l’habileté ou de l’intrigue de l’obliger à ce grand déploiement de violences et d’iniquités par où elle s’est ruinée dans l’esprit des nations, livrant la place à qui saurait la prendre, diminuant à son détriment l’horreur