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desquels ils vivaient à part, condamnés à cet isolement par la seule différence de leur religion plus encore peut-être que par les jalousies éveillées autour de leur récente fortune. Cette fortune avait son origine dans le génie d’un seul homme, admirablement servi d’ailleurs par les circonstances au milieu desquelles il avait grandi. Le trône de Rundjet-Singh s’était élevé sur les débris de l’empire renversé des Afghans. Assez redoutables au commencement du siècle pour obliger l’Angleterre à rechercher contre eux l’alliance de la Perse, assez inquiétans encore en 1814 pour que l’Angleterre les abandonnât alors volontiers à l’ascendant du shah, les Afghans avaient succombé vers ce temps-là sous leurs propres dissensions. La famille des Douraniens, à laquelle ils devaient toute leur splendeur d’autrefois, avait fini par céder la place à la famille victorieuse des Baraksaïs. Diminué de moitié, l’empire avait formé quatre petits royaumes : Hérat, Kaboul, Kandahar et Peshawer. De tous les membres de l’ancienne dynastie, il n’y en eut qu’un seul qui sut se garder une couronne ; ce fut Shah-Kamran, prince d’Hérat, le même qui se défendait encore si énergiquement contre la Perse. Un autre Douranien, Shah-Soudjah, banni d’abord du trône de Kaboul par son propre frère en 1810, avait été dépouillé de toute chance d’y remonter par l’avènement du Baraksaïs Dost-Mohammed Il avait pourtant conservé toujours un espoir opiniâtre. C’est cet espoir d’un prétendant incapable que nous allons voir exploité par les convoitises réunies des Sykhs et des Anglais.

C’était sous ombre du droit de ce malheureux prince, et à titre de protecteur, que Runjet-Singh avait commencé ses conquêtes. Il avait pris, depuis vingt-cinq ans, la meilleure part des terres afghanes, le Moultan en 1810, Cashmir en 1819, Peshawer en 1823 ; il avait assemblé, discipliné, aguerri des armées. Maître de toutes ces riches contrées, fier de la force militaire qu’il tenait de ses généraux européens, il voulait maintenant aller jusqu’au Kaboul, et, comprenant les ressources de la diplomatie tout aussi bien que la manœuvre du soldat, il employait cette singulière finesse du génie barbare à se rattacher au gouvernement des Indes, tout en gardant son indépendance et son ambition. Il comptait détrôner Dost-Mohammed avec l’amitié violentée de Shah-Soudjah pour prétexte, et l’appui intéressé de l’Angleterre pour justification souveraine.

A quoi donc l’Angleterre devait-elle se résoudre ? Quel parti prendre et quelle alliance choisir ? Celle du prince régnant à Kaboul, ou celle du roi conquérant de Lahore ? La question avait été implicitement décidée en 1828, lorsque la nouvelle du traité de Turkmantschaï et