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concessions et de fausses entreprises. C’est en exploitant les mauvais côtés de ses hommes d’état, c’est en flattant à propos leur orgueil de marchands, de gentilshommes et d’insulaires, c’est en donnant le change à l’esprit public qu’elle arme contre la France, au nom de vieilles haines féodales, cette grande nation qui la première accueillit si sincèrement, quoi qu’on en dise, le renouvellement de juillet. C’est ainsi qu’elle est parvenue à mettre les choses où elles en sont, grace à nos appréhensions malavisées, au sentiment exagéré de nos embarras, à l’éclipse trop prolongée de notre dignité nationale, grace d’autre part à l’aveuglement et à la précipitation du cabinet anglais vis-à-vis du nôtre, grace à sa mollesse vis-à-vis du cabinet russe. Tout a servi la Russie, et elle a su s’y prendre de telle sorte en 1840, qu’au bout de quatre années la question vînt se poser comme elle se pose maintenant entre l’Angleterre et la France, toutes deux campées face à face comme sur un pont trop étroit pour que l’une puisse passer sans que l’autre ne tombe.

Terrible extrémité, d’où l’on ne sort sans se briser qu’à la condition d’arrêter court, de reprendre haleine, de regarder autour de soi, et, les yeux enfin tout grand ouverts, d’apercevoir au loin l’ennemi vrai qui se réjouissait à distance du choc fatal préparé par ses artifices ! Voilà pourquoi nous retraçons aujourd’hui cet épisode d’histoire diplomatique. Ce n’est pas seulement pour qu’on voie que l’Angleterre sait au besoin adoucir sa fierté et parler un langage moins superbe : c’est pour rappeler où se cache le danger, le grand et réel danger de l’Occident ; c’est pour qu’on se demande, si par hasard ces lignes arrivaient de l’autre côté du détroit, quel bénéfice on pourra trouver en fin de compte à pousser à bout les justes susceptibilités de l’honneur français, quel triomphe ce sera d’avoir déterminé une rupture dont la Russie profitera pour gagner en Orient le terrain qu’elle ne peut pas encore gagner en Europe. On ne sait pas assez tout le chemin qu’elle a fait dans ces dernières années : on se rassure en calculant les sacrifices que lui coûte l’héroïsme des Circassiens ; mais qu’est-ce qu’un point sur la mer Noire pour qui possède déjà la Caspienne, et traite la Perse en pays conquis ? Il est bien probable que la diplomatie britannique n’est pas plus heureuse aujourd’hui à Téhéran qu’elle ne l’était en 1836. Les Russes ne cachent plus qu’ils veulent à toute force revendiquer les provinces persanes qui bordent encore la Caspienne, Ghilan et Mezanderan. Pierre-le-Grand les avait prises ; ils veulent les reprendre. Leurs croisières en surveillent les côtes, coulant bas tous les navires qui ne portent point leur pavillon ; leurs