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inoffensif, qui donc l’avait irrité tout à coup ? qui avait arraché à sa muse débonnaire de tels cris de liberté ? quelle puissance inconnue lui avait délié la langue ? Les forces secrètes de la conscience publique éclataient ici visiblement, et l’on devine l’étonnement, l’enthousiasme qui accueillirent cette profession de foi. Mais je veux entrer dans ce récit avec plus de détail ; il faut savoir ce qui s’est passé avant l’heure où le poète s’est levé, il faut tâcher d’écrire la véritable préface de son livre, et demander ensuite à ses vers tout ce qui devra éclairer pour nous le mouvement des esprits dans l’Allemagne du nord.

Avant de jeter aux échos de la popularité cette éclatante profession de foi, M. Ferdinand Freiligrath était déjà, quoique jeune encore et tout nouveau venu, un poète aimé et fêté. On avait accueilli ses premiers vers avec une faveur très bienveillante ; l’éclat des couleurs, la souplesse du rhythme, mille coquetteries, mille singularités de style, de hardies et curieuses nouveautés avaient charmé la foule, et M. Freiligrath était salué comme le plus habile, le plus distingué, disait-on, parmi les poètes qui avaient succédé à l’école d’Uhland. Il n’y avait pas, à vrai dire, une poésie très haute dans ce recueil que venait de couronner un si brillant, un si rapide succès. Ce n’était pas là une inspiration très profonde ; on ne pouvait guère entrevoir chez le jeune écrivain ces ressources fécondes, ces richesses qui doivent prospérer, et qui promettent des productions durables. Tous ces trésors de l’ame qui s’agitent confusément dans la première ébauche des jeunes maîtres, et d’où l’artiste doit un jour dégager ses chefs-d’œuvre, ce n’était point là ce qui avait séduit les admirateurs de M. Freiligrath. Au contraire, la pensée était presque toujours absente dans ses vers ; mais le peintre avait jeté une si chaude lumière dans ses tableaux ! il avait un sentiment si fougueux de la beauté sensuelle ! il préparait avec tant de vigueur d’éblouissantes fantaisies ! C’étaient des peintures de l’Orient, des villes de Syrie ou du Thibet, des bazars d’Alep, des harems, des marchés d’esclaves, et les femmes étalées aux yeux des acheteurs ; c’étaient surtout d’étranges scènes du désert des crocodiles rampaient aux bords du Nil, des éléphans énormes ébranlaient pesamment le sol, la girafe tremblante se cachait dans les broussailles ; puis accouraient les hyènes, les chacals, les léopards. Le poète savait peindre avec une singulière vivacité tous ses héros à la robe fauve, et vraiment, quoiqu’il y eût bien rarement une idée, un sentiment sincère, une émotion poétique sous ces peintures, il fallait s’arrêter devant la toile pour en admirer les richesses. L’imitation des Orientales de M. Hugo était évidente dans le recueil de M. Freiligrath,