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rugissante ménagerie fut accueillie aussi sérieusement que possible comme un renfort inattendu, comme une très utile armée d’auxiliaires.

Voilà donc M. Freiligrath vanté par la jeune gauche hégélienne, qui aperçoit dans ses vers les symptômes d’une époque nouvelle ; ce fut le premier acte de la comédie. Le poète cependant ne se prêta pas au rôle qu’on prétendait lui imposer ; il ne refusa pas, il n’accepta pas ; il est vraisemblable qu’il n’avait pas compris ce qu’on voulait de lui, et qu’il continua dans son atelier à peindre tranquillement ses ours et ses chakals. Tandis qu’on publiait sur son œuvre de si singuliers commentaires, le jeune écrivain affermissait son talent et s’efforçait d’acquérir des qualités nouvelles. L’étude et la réflexion sont de bonnes conseillères ; M. Freiligrath comprit peu à peu que ces tableaux matériels, ces fantaisies outrées, n’étaient pas précisément la poésie la plus haute, et, sans renoncer à ces soins de la forme où il excelle, il songea davantage à la pensée, à l’émotion, à l’ame enfin, sans laquelle il n’y a point d’inspiration véritable. Revenue des terres lointaines, des plateaux du Thibet et des plaines brûlées des Cafres et des Hottentots, sa muse s’enferma dans une maison solitaire aux bords du Rhin. Là, elle travaillait, elle s’interrogeait elle-même, elle surveillait attentivement l’emploi de ses forces, et le calme de cette solitude lui fut vraiment favorable. Quand M. Freiligrath publia son Album de Roland, on vit chez lui une direction toute nouvelle, et de sérieux efforts pour atteindre à un degré plus élevé de son art. Une émotion plus sincère, absente trop souvent dans son premier recueil, animait ces strophes brillantes. Ce n’était plus seulement un coloriste audacieux qui nous étonnait, c’était un poète ému qui parlait à notre ame. Mais quoi ! M. Freiligrath va être troublé bientôt dans sa studieuse retraite. L’opinion démocratique avait voulu s’emparer de son brillant atelier ; à son tour, le parti conservateur fera invasion, aux bords du Rhin, dans la paisible demeure du poète, et l’auteur de l’Album de Roland sera placé, bon gré, mal gré, aux avant-postes de la société qu’on assiège. C’était le temps, en effet, où le bataillon des poètes politiques s’organisait avec un certain éclat : M. Hoffmann de Fallersleben, destitué pour ses chansons, avait perdu sa chaire à l’université de Breslau ; M. Dingelstedt, allumant sa lanterne et sonnant les heures, chantait, du haut de la tour, les mélancoliques refrains du veilleur de nuit ; M. Prutz abandonnait la polémique des journaux, et, devenu poète par imitation, il ajustait des rimes emphatiques à ses articles de la veille ; enfin, M. George Herwegh, le plus irrité et le plus éloquent,