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Cette situation, indécise d’abord, devint peu à peu plus nette. Plusieurs circonstances vinrent fixer, toujours malgré lui, les incertitudes du brillant écrivain. Dans ce recueil nouveau, dont M. Arnold Ruge avait salué la publication avec des cris de victoire, M. Herwegh fondait pour ainsi dire une école, et formulait des principes très décidés ; il voulait que le poète prît parti dans les luttes de son temps, il commandait l’action, et pour marquer sans équivoque les positions diverses, pour éviter toute méprise, il apostrophait avec une certaine vivacité railleuse les écrivains que le culte paisible de l’art éloignait du champ de bataille. C’était indiquer expressément la place que chacun occupait, et en quelque sorte ranger deux armées en présence. Or, M. Freiligrath était rangé par M. Herwegh dans l’armée ennemie. Je trouve, dans les dernières pages des Poésies d’un vivant, une série de sonnets particulièrement consacrés à ces délicates questions de personnes. Le jeune tribun s’adresse tour à tour aux écrivains en renom, aux écoles célèbres, aux différens groupes, et c’est pour les classer, comme j’ai dit tout à l’heure. Il interpelle d’abord les poètes de la nature, si nombreux en Allemagne, poètes de la Souabe, postérité gracieuse de Schelling, chantres naïfs d’un panthéisme innocent : combien sont-ils ? Qui pourrait les compter ? Qui pourrait surtout les suivre dans leurs mélodies inépuisables ? A force de voir la divinité partout, à force de la chercher dans un fétu de paille, dans un ciron, dans un atôme, ils ont condamné la Muse à l’infiniment petit, et certes, de Heilbronn à Ludwigsbourg, il n’y a pas un brin d’herbe qui n’ait inspiré un volume. « Vous faites bien, leur dit M. Herwegh ; Dieu remplit l’univers : chantez-le en toute chose, et découvrez-le à nos ames ; mais quand le lion est devant vous, c’est le lion qu’il faut chanter, et non l’invisible insecte perdu dans sa crinière. » Plus loin, c’est à Uhland lui-même qu’il s’adresse : « O maître, je ne lis plus tes chansons, tes douces ballades, tes histoires d’amour et de chevalerie. Nous avons d’autres amours maintenant et d’autres haines. Une seule de tes ballades m’est restée en mémoire ; te rappelles-tu celle qui commence ainsi : Malheur à vous, ô fiers palais ! Weh euch ihr stolzen Hallen ! » Des poètes, M. Herwegh passe aux artistes, et il leur recommande aussi de consacrer, chacun à sa manière, les douleurs et les espérances de l’époque présente. Tous ces sonnets sont élégans, habiles, irréprochables, et une sorte d’urbanité assez rare dans les vers emportés du jeune poète tempère tous les reproches, adoucit tous les coups qu’il frappe. Voici ce qu’il dit à M. Freiligrath

« Le ciel commençait à redevenir bleu ; l’hiver s’apprêtait à faire sa retraite,