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et la terre se parait de végétation nouvelle ; je pris ton livre et m’y plongeai profondément.

« Soudain un secret et ardent désir s’empare de mon ame ; je vois les plumes de l’autruche qui s’agitent, je me crois dans les Mille et une Nuits : là, pensé-je, les femmes seraient si douces pour moi !

« Mais voilà que ma bien-aimée m’apporte les premières fleurs du printemps ; elle vient avec son châle bleu, avec sa légère robe rose, et me tend sa main plus douce que la soie.

« Adieu, encore cette fois, à ton cher Orient ! mon cœur, si avide, il y a un instant, des contrées lointaines, mon cœur restera dans la terre natale et y cherchera sa vie. »


Assurément, rien n’est plus poli, rien n’est plus inoffensif ; mais, malgré la grace parfaite du langage et des idées, ce petit sonnet si peu redoutable prend une signification assez vive par la place qu’il occupe. M. Freiligrath était relégué désormais parmi ces indifférens que Dante n’a jugés dignes ni du paradis ni de l’enfer, et qu’il a condamnés aux limbes. M. Herwegh ne s’irritait pas non plus contre le poète de l’Orient, contre l’habile trouvère de Roland et des châteaux ruinés du Rhin ; mais son ironique politesse lui marquait sa place dans le monde fantasque des Mille et une Nuits, ou dans les limbes immobiles de l’école romantique ; car en même temps qu’il rangeait ainsi du même côté Uhland, M. Tieck, M. Freiligrath, il saluait avec enthousiasme les poètes qui s’étaient mis au service des idées nouvelles, M. Dingelstedt, M. Follen, et l’auteur éloquent d’un beau drame sur la mort de Danton, M. George Büchner, enlevé aux lettres par une mort prématurée. Les partis étaient donc très distincts, très reconnaissables ; M. Herwegh avait enfermé chacun dans son camp.

On comprend que les écrivains conservateurs dussent profiter de cette circonstance, et que M. Freiligrath fût attiré de plus en plus et circonvenu de mille façons par la littérature du pouvoir. Quelques mois après, en janvier 1842, l’auteur de l’Album de Roland recevait une pension du roi de Prusse.

Pourquoi ne pas laisser au poète la suprême indépendance qui est le meilleur privilège de la Muse ? Pourquoi troubler ce repos qui aurait pu être fécond ? Quelle imprudence à ces deux partis opposés d’avoir ainsi persécuté ce timide artiste qui ne voulait qu’un peu de solitude pour rêver aux scènes éclatantes du désert, et nourrir en paix son imagination ! Si M. Herwegh eût réussi alors à pousser M. Freiligrath dans les voies de la poésie démocratique, était-ce pour sa cause un allié bien puissant que ce poète arraché par la vanité aux études